Pièges pour Georges (Arvanitas)
In Jazz Magazine n°107 – juin 1964
Georges Arvanitas, né à Marseille le 13 juin 1931, étudie le piano dès l’âge de cinq ans. Vers dix-huit ans, il est le pianiste du hot-club de sa ville natale et, à ce titre, joue avec diverses vedettes de passage parmi lesquelles James Moody, Buck Clayton, Don Byas. Il s’installe à Paris en 1952, joue au « Tabou » avec André Ross, aux « Trois Mailletz » avec Michel Attenoux, Michel de Villers, Bill Coleman, au « Club Saint-Germain » avec son propre orchestre. Parallèlement à ses activités de jazzman, il se livre à une intense activité dans les studios où il est très recherché en tant que pianiste et organiste. Il s’est récemment produit au « Blue Note » avec Baker, Griffin et Gordon. Nombreux enregistrements en tant que sideman (Buck Clayton, Cat Anderson, « Toots » Thielmans, les Double Six, Brother John Sellers, Mickey Baker, Lou Bennett et René Thomas, Don Byas, Sonny Criss). A gravé trois albums sous son nom, deux en trio pour Pretoria (30 J 300 et 30 J 303), un en quintette pour Pot/leMurconi (Columbia FPX 193).
Bill Evans : "I’ve never been in love before" (Coral 57.230). Eddie Costa (vibraphone), Bill Evans (piano), Wendell Marshall (contrebasse), Paul Motian (batterie).
C’est un musicien qui, comme tous les pianistes actuels, possède un côté Bill Evans. Sur le plan harmonique notamment, cela ressemble à Bill Evans. Beaucoup de pianistes jouent aujourd’hui ainsi non pas parce que c’est la mode mais parce que, lorsqu’on joue du piano, on ne peut plus ignorer Bill Evans. Comme auparavant on ne pouvait ignorer Bud Powell... Ni maintenant d’ailleurs. En fait, le pianiste qui joue dans cet enregistrement présente une sorte de synthèse entre les styles de Bud Powell et Bill Evans. Je ne vois pas non plus qui peut être le vibraphoniste. Le batteur ne me plaît pas beaucoup. Il est un peu lourd et ça ne « colle » pas très bien avec ce genre de musique. Je possède pratiquement tous les disques de Bill Evans et je connais à peu près tous ses tics. Je ne les ai pas retrouvés ici, surtout dans la partie rapide du morceau. Comme cotation, je donnerai deux étoiles et demie sur cinq à ce disque. La moyenne, pas plus.
Eddie Costa : "Get Happy" (Président KVP 1025). Eddie Costa (piano), Vinnie Burke (contrebasse), Nick Stabulas (batterie).
Je pense que ce pianiste est Lennie Tristano. Je possède un disque où il joue ainsi, dans le grave et en octave. La rythmique me plaît beaucoup. Le pianiste aussi. Si c’est Tristano, cela ne m’étonne pas car je l’aime beaucoup. En ce qui concerne ce style, je ne pense pas que le pianiste joue ainsi dans tout le disque parce qu’en fait, ça n’est pas un style de piano que de jouer à l’octave et dans le grave. C’est un truc qu’on fait pour un morceau et de temps en temps. Ça sonne très bien et ce pianiste joue nerveusement, bien en place. Trois étoiles et demie.
Ray Bryant : "Daahoud" ( Barclay 84.079). Ray Bryant (piano), Ike Isaacs (contrebasse), Charles "Specs" Wright (batterie).
Je ne vois pas qui est ce pianiste. Il joue tranquillement, il a bien appris son Bud Powell et son Silver. Il utilise un style passe-partout mis au point en jazz aux alentours de 1945. Rien ne m’accroche spécialement dans ce disque car j’en ai entendu des centaines du même genre. Comme je le disais au début : depuis que Bill Evans a été révélé, le style de piano a évolué et ce que nous venons d’entendre, aujourd’hui c’est presque vieux jeu. Cela pourrait être vingt-cinq pianistes : Wynton Kelly, Bobby Timmons, etc... Deux étoiles et demie.
Phineas Newborn : "Sugar Ray" (Esquire 32-103). Phineas Newborn (piano), Paul Chambers (contrebasse), Roy Haynes (batterie).
Le thème me plaît beaucoup. Le pianiste également. Naturellement, pour ne pas changer, je ne vois pas du tout qui ça peut être. C’est un peu garnérien. Au point de vue technique, c’est assez intéressant. Ce pianiste sait se servir de ses deux mains. Les accords sont jolis, la sonorité aussi. Je n’ai pas beaucoup aimé le batteur qui ne joue pas dans le style du pianiste. Il accumule des ponctuations be-bop peu en harmonie avec le style du pianiste qui aurait exigé une rythmique plus « carrée ». Trois étoiles et demie.
Hank Jones : "We’re ail together" (Savoy MG 12.023). Hank Jones (piano), Wendell Marshall (contrebasse), Kenny Clarke (batterie).
Ici également, nous avons affaire à un disque sans histoire. Le batteur joue très bien des balais : il me semble que c’est Kenny Clarke. Le pianiste est moyen, il me fait moins d’effet que le précédent. Il n’y a pas l’étincelle que l’on trouve dans certains disques. Comme je viens de le dire, c’est sans histoire. Le pianiste n’a rien de particulier qui permette de le distinguer des autres. Le toucher ne me paraît pas spécifique. Il est même un peu mièvre. Deux étoiles et demie.
Hampton Hawes : "Groovin’ High" (Contemporary C 3545). Hampton Hawes (piano), Jim Hall (guitare), Red Mitchell (contrebasse), Bruz Freeman (batterie).
Hampton Hawes. J’ai un instant pensé à Sonny Clark. Mais je suis maintenant persuadé qu’il s’agit d’Hampton Hawes. Son style est caractéristique, dérivé de Bud Powell. Toutefois, il joue un peu sèchement. Jouer du piano d’une façon mièvre est une erreur mais il ne faut pas tomber dans l’excès contraire et chercher une trop grande nervosité. Hawes joue très en place mais ses notes sont trop piquées, trop sèches. C’est un pianiste excitant mais son jeu est trop sautillant pour mon goût. Je ne sais pas qui est le bassiste mais il est remarquable. Le guitariste, sans doute influencé par le pianiste, joue également d’une manière trop sèche. Un disque qui ne présente rien de particulier. Deux étoiles et demie.
George Shearing : "Makin’ whoopee" (Capitol T 1827). George Shearing (piano), Israël Crosby (contrebasse), Vernell Fournier (batterie).
Je pense qu’il s’agit de George Shearing. Il y a longtemps que je ne l’ai pas entendu. Quoi qu’il en soit, ce pianiste joue bien. Il possède une bonne musicalité, un toucher élégant. Ses phrases, sans être extrêmement originales, ne sont pas des clichés comme celles du pianiste précédent. C’est un bon instrumentiste de trio qui n’a certes pas une envergure formidable mais qui est supérieur à la moyenne. Bonne rythmique. Trois étoiles et demie.
Georges Arvanitas : "Airegin" (Pretoria 30 J 3003). Georges Arvanitas (piano), Gene Taylor (contrebasse), Louis Hayes (batterie).
Oh ! on a écouté quatre mesures et je me suis immédiatement reconnu. Bravo ! C’est un disque que je n’écoute jamais car j’ai horreur de m’entendre jouer au-delà des quinze jours qui suivent la séance d’enregistrement ! Et comme ce disque date de cinq ans ! J’ai quand même la prétention de dire que je me suis amélioré en cinq ans. Je ne fais plus les erreurs d’alors ; d’autres peut-être. Mais j’apprends de nouvelles choses chaque jour. Ce disque a été fait sans préparation. J’étais stimulé par la présence de deux sidemen américains mais cela me flanquait également le trac. A l’époque, j’étais assez content de cet album. Aujourd’hui, je ne regrette pas de l’avoir fait mais il me semble maintenant terriblement scolaire. Si je fais un effort pour être objectif, je dirai qu’il n’est pas plus mauvais que celui d’Hampton Hawes. Je me donne la moyenne, pas plus.
Red Garland : "You’d be so nice to come home to" ( Contemporary C 3532). Art Pepper (saxophone alto), Red Garland (piano), Paul Chambers (contrebasse) Philly Joe Jones (batterie).
Red Garland, Philly Joe Jones, Paul Chamhers et Art Pepper. J’ai entendu ce disque une fois. J’avais lu sur le dos de la pochette — je lis toujours les dos de pochette, ça apprend beaucoup de choses — que cet album avait été réalisé dans des conditions identiques au mien. Art Pepper a profité du passage du quartette de Miles Davis à Los Angeles pour enregistrer un disque avec sa section rythmique. Art Pepper n’est pas un altiste extraordinaire mais la rythmique, elle, est extraordinaire. J’aime beaucoup Red Garland, son accompagnement, ses chorus. C’est frais. La première fois que je l’ai entendu avec Miles Davis, ça m’a horriblement choqué. Red Garland est un pianiste plutôt traditionnel, proche de King Cole. Or, Miles ne nous avait pas habitués, jusque-là, à l’écouter en compagnie d’un pianiste qui ne soit pas moderne. Remarquez que Red Garland n’est pas le premier pianiste qui joue dans ce style. Ahmad Jamal notamment l’a fait avant lui. Et si Red Garland joue ainsi, c’est parce que Miles, grand admirateur de Jamal, le lui a demandé. Ça lui a réussi et, depuis, il joue ainsi. D’ailleurs, le premier disque enregistré par Miles et Garland est tout différent des autres. Red Garland y joue dans le style qui était celui qui plaisait à l’époque. Il n’utilisait pas ce système de main gauche syncopée et n’avait pas cette habitude de terminer ses chorus en accords. Quoi qu’il en soit, c’est un pianiste qui a influencé énormément ses confrères. Si l’on ne peut pas ignorer Bill Evans, on ne peut pas non plus ignorer Red Garland. En fait, les styles de Garland et Bill Evans viennent de Garner, Si vous voulez des précisions techniques pour étayer ce que j’avance, disons que l’harmonisation de Bud à la main gauche partait de la note fondamentale. C’est-à-dire que, lorsqu’on avait un accord de do mineur, la dernière note grave de l’accord joué par Bud était toujours un do. Il faisait vraiment la basse. Garner, en revanche, ne joue pas forcément la tonique. Il joue les notes supérieures et laisse au bassiste le soin de jouer la tonique. C’est un autre système de renversement des accords que celui de Bud. Revenons à ce disque. Red Garland est un musicien assez facile à identifier. Et pourtant, il est difficile de reconnaître les pianistes parce que la prise de son transforme parfois les sonorités. Et puis, il est difficile d’identifier un pianiste sur l’audition d’un seul morceau. Ainsi Hank Jones. Le lecteur va certainement penser que je ne connais pas Hank Jones ou que je ne l’aime pas. C’est faux. Hank Jones est un excellent pianiste et si je ne l’ai pas reconnu tout à l’heure c’est parce que le disque que vous m’avez soumis n’est pas un de ses meilleurs. J’aime Hank Jones, moins que Red Garland peut être qui, accompagné par Chambers et Philly Joe, mérite quatre étoiles.
Propos recueillis au magnétophone par Jean-Louis Ginibre
In Jazz Magazine n°107 – juin 1964