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SCHIZOPHRENETIQUE. Bernard LUBAT, L’ erreur est exacte

In Jazzman n°38, juillet-août 1998

A Uzeste, son village natal, Bernard Lubat, batteur, pianiste, compositeur, chanteur, chef d’orchestre, se fait aussi organisateur de festival, bonimenteur, ambianceur, agitateur, footballeur, serveur au bar. Uzeste musical a grandi. Sans grossir. Petits arrangements et grands dérangements… Explications d’une exception culturelle.

QU’EST-CE QUI DISTINGUE UZESTE MUSICAL D’UN AUTRE FESTIVAL ?
D’abord son histoire. Uzeste a commencé, en 1978, avec des individus agissants, pensants, des artistes qui se sont mêlés de leur propre responsabilité. Les festivals de jazz devenaient des mausolées comme dans le classique. Ça ne s’est pas vraiment arrangé. On s’est mêlé de nous-mêmes. Après c’est un développement ; c’est remettre les montres à l’œuvre, c’est brasser l’idée que l’artistique et la création soient vecteurs de citoyenneté, de politique, de poésie… de toutes les erreurs qu’il faut commettre. Il y a un autre rapport avec les lieux, le temps, la population, même celle qui n’en veut pas. On y a réfléchi à ce qu’était l’art de la diffusion de l’art. On y vit.

C’EST UN MODELE, UN REPERE ?
Il me semble que c’est un exemple à ne pas suivre en tout cas ! Bon, aujourd’hui chaque municipalité veut faire son festival. Devant l’importance du fait culturel dans la société actuelle c’est aussi un truc électoraliste. Ça donne des festivals clés en mains, des festivals populistes et des choses plutôt dirigées vers l’amusement et la consolation plus que vers la fondation et la fécondation.

UZESTE C’EST AUSSI, APRES VINGT ANS, LE RISQUE D’ETRE UNE INSTITUTION ?
Quand tu es un être humain qui existe depuis cinquante ans qu’est ce que tu fais ? Tu t’arrêtes ou tu continues à être agissant, pétaradant, éructant ? L’institution c’est se contenter de s’arrêter un jour à la contemplation de soi, de son histoire. Mais je vais manquer d’humilité. Je pense qu’on a eu le génie de se planter régulièrement. La dramaturgie de la réussite ou de l’échec à Uzeste ne s’opère pas.

C’EST PAS UN PEU THEORIQUE ÇA ? EST-CE QUE C’EST PARTAGÉ PAR LE PUBLIC, LES MUSICIENS ?
C’est pour ça qu’il y a tout de suite eu des débats à Uzeste. On a parlé tout de suite du lendemain de la veille. Et pas que du point de vue esthétique.

QU’EST CE QUE VOUS REPONDEZ A CEUX QUI DISENT « UZESTE C’EST TOUT LE TEMPS LES MEMES, ENCORE LUBAT, ENCORE PORTAL, SCLAVIS, DI DONATO, MINVIELLE… » ?
Ce qui m’intéresse c’est que « le » public dise encore ça pendant vingt ans. Mais le nombre de mecs qui sont venus à Uzeste qui y ont joué, pas connus, moins connus, très connus… Il y a un noyau dur, et il est dans l’histoire d’aujourd’hui. C’est celui de ceux qui créent, qui expérimentent, explorent. Chaque année je me pose la question de l’obstacle comme lieu de passage. Comment on va faire avec Sclavis, avec Di Do, avec nous-mêmes ? C’est pas plus con que de croire qu’on ferait autrement, forcément mieux ou différemment avec d’autres noms, ou des projets différents.

IL Y A DES MUSICIENS QUI NE RENTRENT PAS DANS LA FORME DE PENSEE…
Le musicien qui vient à 18 heures, joue, repart une heure après… C’est pas grave si ce gars-là ne sent pas ce qui se passe à Uzeste. Lorsque Cecil Taylor est venu, il a bu des coups, il est resté avec nous plusieurs jours. Il a joué et il a suivi tous les concerts, de dix heures à deux heures du matin.

ET CEUX QUI REGULIEREMENT DISENT « C’ETAIT MIEUX AVANT » ?
Ça veut dire qu’on est en mouvement, qu’on ne vit pas sur la nostalgie ; la mélancolie peut-être. Uzeste on ne sait toujours pas comment le faire. Ça dépend des lieux, de la mamie qui nous file le jardin ou pas, de la mairie qui flippe ou pas, du conseil général qui est d’accord mais qui s’inquiète sur un truc. Je rencontre tellement de gens, je ne sais pas ce qu’ils font, comment ils jouent et ça m’intéresse. Mon passé c’est sacré, mais le futur aussi. C’est la mémoire en marche. Alors « c’était mieux avant » je le laisse aux désespérés.

VU DE L’EXTERIEUR UZESTE PEUT IMPRESSIONNER. IL Y A LE FANTASME UZESTE, LE LABORATOIRE, LE CHANTIER, UNE IMAGE QU’ON VEHICULE AUSSI DANS LA PRESSE.
C’est une histoire animale, dans un environnement tellurique, un village, la forêt, d’autres repères que dans une ville. Le fantasme, je le transmets aussi. On joue à Uzeste musical comme on joue entre nous, printemps, été, hiver. Il y a de plus en plus de jeunes. Ils viennent à plusieurs parce qu’ils sentent bien qu’il y a eu une discussion. Comment ils voient ça avec leurs cultures, ce qu’ils écoutent à la radio ? Je ne sais pas vraiment. Mais on voit bien, quand on va dans les écoles, les collèges, les lycées que nous on serait un sujet de curiosité.

LE SUJET DE CURIOSITE C’EST UN DANGER AUSSI…
Ça c’est très juste. Le danger de la croyance mystico-avant-gardiste. Uzeste il ne faut pas l’exotiser. Il y a un rapport à la tradition, au silence, c’est populaire et savant, c’est pas simple ... et c’est simple.

LA COMPAGNIE LUBAT, EN TANT QU’ORCHESTRE ?
... n’existe pas, ça a toujours été un orchestre raté.

MAIS IL Y A UNE COULEUR, UNE IDENTITE, DES FONCTIONNEMENTS, UN COTE JAZZ MESSENGERS AUSSI AVEC DES JEUNES MUSICIENS QUI PASSENT, QUE ÇA A MARQUE.
Si on a inspiré d’autres c’est par capillarité. Pas par la transmission esthétique. C’est pas forcément mieux. Il y a eu des collectifs après nous. En tout cas avec tous ceux qui sont passés dans la Compagnie on s’est tous engueulé !

LE PREMIER DISQUE DE LA COMPAGNIE SUR LABELUZ A ETE UN SUCCES.
On a essayé de mettre la vie d’Uzeste, les mots, les histoires, les rythmes comme on écrirait un film, un roman, une nouvelle. Si on demande « c’est quoi Uzeste ? » il y a ça à écouter. Il y a une histoire d’individus qu’il fallait marquer.

LABELUZ ÇA PEUT ETRE AUSSI UNE STRUCTURE DE PRODUCTION POUR D’AUTRES ?
On en discute, il y a des propositions. Mais on ne s’en estime pas encore capables. Le sujet là c’est l’autre, on veut faire les pochettes, les textes. On n’a pas envie de se transformer en épicier facho, ni en industriel de gauche. Sur scène, on ne fait pas comme le disque. Les jeunes, ça les interroge. Ils ne sont plus habitués. André Minvielle a enregistré « Canto ». On prépare quelque chose avec Bernard Manciet, mais c’est dur pour nous, il y a le quotidien. On peut pas tout faire : il faut aussi jouer dans les salles des fêtes, les casernes, le bal, la rue. Populaire et savant. On est un fléau pour le super productivisme de l’industrie du disque.

ET LE DISQUE DE BERNARD LUBAT EN PIANO SOLO ?
Là je ne sais plus où j’en suis. Un disque, deux ? J’ai des paradoxes, des contradictions que j’écoute et que je ne supporte pas. Je suis schizophrénétique. Il y a une partie de moi qui est be bop et là, pas de pot, je suis tombé sur les pénibles, pas les copistes, ceux qui n’y arrivaient pas, qui cherchaient : John Lewis, Bud Powell, René Urtreger, Dexter Gordon, Ben Webster, Kenny Clarke… Thelonious Monk il ne pouvait pas jouer Schumann. Alors il a fait Monk. Ceux-là ce sont des grands moqueurs. Quand je les ai vus et entendus, je sortais du conservatoire où on m’avait farci de mystique du clavier, de la musique qui venait des anges, qu’il fallait se préparer à être les élus. Et eux, là, ils cherchaient. Eddy Louiss aussi. Avec lui on arrivait jamais à faire des débuts et des fins. Mais alors au milieu ! Et Nougaro : avec lui j’ai appris, beaucoup, et pas que comme musicien. Jean-Sébastien c’est un pénible aussi ; il est toujours à côté de moi quand je joue. Donc il y a une partie standard et là il faut que ce soit top, renouveau. Et puis il y a mon aventure d’abruti, de voyages, d’analyses de Schoenberg, de Berio, les bruits de la rue…

QUI N’EST PAS VENU A UZESTE ET QUE TU SOUHAITERAIS INVITER ?
Sonny Rollins. J’ai pas les sous. Je serais ravi de faire une création avec lui, une soirée. Ornette aussi j’aimerais bien, avec son truc électrique de soul jazz rock. Elvin Jones, en février, un mardi soir. On aurait douze cents entrées payantes et après on ferait le bal gascon, ce serait géant. Et Johnny Hallyday, si je pouvais le faire venir pour chanter le blues à Uzeste, alors là je fonce. C’est là qu’il est quelqu’un, qu’il nous touche.
Le programme d’Uzeste musical pour cet été n’est toujours pas finalisé.
Une des problématiques c’est de retarder le plus possible pour être obligé à prendre la décision qu’il ne fallait pas. Me décider huit mois à l’avance je ne sais pas le faire. Et pourtant on a essayé. On a besoin d’être dans l’urgence. Laure Duthilleul, Patrick Auzier, André Minvielle, moi, chacun prépare son truc, écoute, va voir et après on se bagarre. C’est l’enfer.

Propos recueillis à Figeac, le 30 mai 1998, par Arnaud Merlin et Sylvain Siclier In Jazzman n°38, juillet-août 1998