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Bernard LUBAT « Je suis un musicien blanc pas clair »

In Jazz Magazine N°472, juillet 1997

DIALOGUE À SIX MAINS PAR FRANÇOIS RAULIN ET STEPHAN OLIVA

Si Uzeste Musical a vingt ans cette année, son inventeur a au moins plus de vingt cordes (marteaux, tambours, soufflets, mots et notes) à son art. Mais c’est le pianiste Lubat qu’ont rencontré ses confrères ès quatre-vingt-huit touches Oliva et Raulin. Pianissime et… verbissime.

PROJET DISQUE SOLO
Je pensais commencer par un disque de standards mais je n’avais pas de piano régulièrement sous la main jusqu’à ce qu’on en achète un avec l’association Festival d’Uzeste Musical. Je joue des standards - par culture ou par trouille de n’avoir rien à jouer - et je ne suis évidemment pas satisfait du niveau auquel je les relis, je devrais m’y pencher beaucoup plus férocement (« Imagination, ce que j’aime surtout en toi c’est que tu ne pardonnes pas », André Breton). Par contre dans ce que j’invente, que j’improvise ailleurs, subis, et qui m’échappe, j’y vois, j’en sais l’acuité. Certaines horreurs apparaissent, terrassent mes anciennes solutions et enfin reposent problème. On peut « discuter » avec le tempo, mais ... je ne veux pas en « éviter » ses contraintes, conquête du tempo intérieur, maîtrise de la métrique (et je sais m’en passer), ni contourner les règles harmoniques de tel ou tel thème. Traiter les problèmes comme ils vous ont maltraité.
Actuellement, après avoir trié et nettoyé plusieurs heures de musique enregistrée en concert, je n’ai gardé que trente minutes (pas assez pour faire un disque qui ne soit pas un de plus !) où je ne sais même plus si c’est de l’impro, de l’oral, du tonal ou de l’atonal. Je ne sais pas d’où ça sort, ça vient d’où je ne connais pas. Je ne sais pas jusqu’où c’est bon ou mauvais, c’est.
Je ne sais plus passer par l’écrit, je me mets là, je joue au fur et à mesure, j’écoute les dégâts !
Mon basique instinct me dit : « Il faut que tu ailles voir là parce que ce n’est pas net ». Je suis un musicien blanc pas clair.
Je me suis aussi demandé pourquoi un pianiste ne parlerait pas, ne chanterait pas en jouant et pourquoi serait-il forcément « mutique » ? Avec ce que je joue, c’est parfois comme si j’avais besoin d’entendre des voix, alors je chante, je scande, je scatastrophe.
J’essaie surtout des trucs que je ne sais pas faire... Alors je donne des concerts de piano solo le dimanche après-midi à Uzeste, il y a vingt-cinq ou quarante-cinq allumés qui viennent se subir. Jusqu’où peut-on, doit-on aller ? Qu’est-ce que le silence entre les notes ? Chez soi c’est facile, moins quand on s’oblige à faire ça devant tout le monde ! Ruptures, présence des absences, séries de dix, vingt secondes de silence, verticalités des actes qui se commettent dans le vide à l’ouverture de nouveaux espaces de relativité, d’irrationalité, d’autre relationalité.

TRAVAlL
Je m’assieds au piano et je commence par me dire : « Je ne joue rien de ce que je connais, pas un accord, pas un rythme, pas une mélodie. » C’est arbitraire, je me force, une force, une défonce m’enfonce, et ça fait mal, et ça surprend, et ça suspend. Quand j’arrive à mettre mes deux mains en branle-bas de combat, elles se discutent, se disputent, apparaissent des moments tragiques, comiques, magiques où elles deviennent indépendantes, politiquement influentes l’une sur l’autre, l’une dans l’autre. Et « en voiture Simone ». Je suis un pianiste un peu gauche parce que mal à droite.
Ma main gauche ne joue plus les accords ni les basses et je me perds dans une autre diplomatie entre gauche droite. Une seconde avant de jouer je ne connais plus personne, j’entre dans un mouvement et j’écoute ce que ça donne. Un torrent me coule de source, et comment faire pour qu’il ne s’arrête jamais tout en passant quelque part. Et quand je fatigue (ou que j’ai des doutes ou des certitudes) je joue un standard, évidemment pas n’importe lequel, c’est souvent un thème de Mingus, Monk, Parker, Eddy Louiss, moi ou Portal. Je ne fais aucune morale entre tonalité ou atonalité, je rame autant dans l’une que l’autre. Ma déraison de la maîtrise serait d’arriver à contrôler polyrythmiquement mes deux mains comme dix baguettes. Maîtriser tout ce qui m’arrive : accords, grilles, vide, tempos, espace, temps, improvisation absolue, écriture automatique, l’autre, l’outre, difficile de tenir le mental une heure et demie sur le sujet de se propulser à l’extérieur du sujet ! C’est très important ce que dit Martial Solal quand il parle d’enfoncer la note (cf. Jazz Mag n° 000). Il faut refuser « le patinage », il faut payer la note, avec la touche de balle d’une patte d’éléphant. C’est la colossale différence entre virtuosité et dextérité. J’ai entendu Shepp ou Humair jouer du piano et ça m’intéresse parce qu’ils en jouent avec des truelles. Je ne suis pas ennemi de la pianistique, c’est un atout qu’il ne faut pas perdre, mais il ne faut pas que ça devienne totalitaire grabataire. Quand je travaille mes doigts, je les bouge sur une table ou sur le couvercle du piano (chercher le son : l’articulé) sur un rythme rapide, comme sur un tambour.
Le piano m’intéresse parce que j’ai toute l’histoire musicale chromatique devant les mains. Un meuble comme une vieille horloge qui trimbale son brouillis de musique tonale, tempérée, cultivée, enracinée. culturée. Le piano est mon dernier endroit où je ramasse tout, c’est devenu ma poubelle à moi.
Je joue un peu de classique à la maison mais mal, je ne sais plus bien lire la musique. Je me jette donc dans mon « n’importe quoi » ça me propulse sur des orbites inconnues de moi, le problème, c’est de laisser vivre, poursuivre ce truc, ce troc, ce trac, dans l’espace, dans le temps et tenir, tenir ! Et là, Cecil Taylor est très fort… C’est sans doute son meilleur problème ! Eddy Louiss - dans une autre galaxie - n’est pas mal non plus !

UZESTE
Uzeste a besoin d’un travail autour du piano (et moi donc). Ici, j’ai le devoir de tenter des choses que je ne pourrais pas faire ailleurs, aussi violemment (pour l’instant). La démarche d’Uzeste, c’est de grandir sans grossir (art maigre). J’y suis artiste « ouvrier », créateur taulier, pas programmateur. Uzeste, j’en fais un labo de recherche, un terrain de joute, un carrefour de confrontation, lieu de perdition (sans partition), un anti-centre de défi, une ligne de départ (sans arrivée). « Transformation du souci en souci de la transformation » : Uzeste, est un enjeu en joue, ça ne joue pas à l’immédiat du résultat.

MUSIQUE CONTEMPORAINE
Dans la musique savante écrite contemporaine, la façon de traiter les matériaux (les timbres, la forme et même l’harmonie) m’a influencé - pas au même endroit que le jazz - mais sous d’autres angles.
Les idées de Berio étaient injouables par les musiciens de la lecture traditionnelle classique.
Il a donc fallu quelques bâtards comme Portal, Jenny-Clark, Drouet ou moi, qui savions lire et improviser. A partir de là on s’y est nourris pourris mûris, Berio compris. Au début, dans les années 60, avec le Domaine Musical, le chef d’orchestre ne savait pas comment diriger, les musiciens ne savaient pas comment jouer les nouveaux symboles d’écriture, et le compositeur était dans la salle à l’écoute de ce qui se passait. Il corrigeait, rectifiait, flippait, Berio avait bien des idées préconçues mais fatalement avec nous, elle se remettait en question. Avec la musique contemporaine et le free jazz, tout a valsé en éclat : la tonalité, la métrique, la santé, la sobriété.
Avec Berio, il y avait des écritures qui nous incitaient à jouer ce qui peut être toujours aujourd’hui considéré du point de vue de l’éducation et de la morale comme étant « n’importe quoi ».
Je me souviens d’une création à la Scala de Milan (œuvre écrite pour quatre solistes et un orchestre symphonique), carrément une caricature, l’orchestre s’est mis en grève : pas syndical comme musique ! C’était en 1970, et quand le chef d’orchestre italien, après avoir battu les premières mesures, entendit comment sonnait la partition, ce fut la honte de sa vie, virilité bafouée. Je jouais alors du vibraphone, il y avait Portal, Drouet et un altiste américain. Nos partitions de solistes étaient sublimement injouables, techniquement, physiquement, psychiquement. La première fois qu’on a joué l’œuvre en entier, ce fut tellement éprouvant que nous en fûmes ruinés pour la soirée… Il nous mettait le bougre sur les traces de ce qui nous semblait alors impossible.
A l’époque, je lisais encore bien la musique mais maintenant je fais un rejet : je ne dois plus vouloir savoir lire ! C’est un parcours personnel : à un moment tu as besoin de lire et à un autre, tu ne lis plus, tu n’as même plus besoin d’écrire. Je préfère ce que je joue quand je suis obligé à ce que j’écris quand j’y pense. Un jour, j’ai rencontré John Cage chez un danseur, à Paris. Nous avons passé une très belle soirée avec un piano pourri désaccordé, moi je jouais du pipeau (ndlr - il mime une musique au caractère très espacé). C’était une soirée où ça nous arrangeait pas mal que personne ne nous écoute. Tout le monde papotait autour de nous, ça faisait partie de nous. Il était fort pour ça, savait se glisser dans l’atmosphère ambiante... C’est encore une autre relation délibérée qui vient d’une personne qui n’est pas « moi ». Mais justement, peut-être que la chance que j’ai eue, c’est de rencontrer beaucoup d’autres personnes « que je ne suis pas » et qui m’ont renvoyé à mes chères études sur qui « je ne suis pas » plutôt que sur « qui je suis ».
Les interprètes de musique contemporaine jouent parfois de façon trop clinique pas assez « critique » (idem en jazz). Ils ont beaucoup de mal avec la danse, le corps, la viande, la cadence, la transcadence, l’insolence. Ils ne se sont sans doute pas assez vécus à la java prolétarienne, encore moins à la barricade originelle. Avec leur articulation d’urgence, leur art brut bâtard pur, leurs excès telluriques, leurs exagérations schizophrénétiques, les improvis’acteurs qui viennent de la vie sauvage des villes ou des campagnes ont quelque chose de pire à dire.

PARCOURS ET HISTORIOUE
J’ai fait du piano « sérieusement » (une heure par jour obligatoire) dans mon enfance uzestoise et au conservatoire de Bordeaux. Je jouais Bach en détachant le phrasé : ça intéressait mon prof. Ensuite, à Paris, je suis tombé dans une époque où tout se croisait : l’apogée du bebop, le début du free, les grandes grèves de mai 68, Ie gauchisme, le stalinisme, l’onanisme, l’OAS, la révolution sexuelle, les traumatismes de la musique contemporaine, une période troublée charnière charmante qui ne savait déjà pas trop où elle mettait les pieds.
A cette époque je jouais de neuf heures du matin (en studio) jusqu’à cinq heures du matin (dans les clubs). J’en apprenais de partout. Je jouais le Boléro de Ravel aux concerts Lamoureux, puis le soir j’allais voir Kenny Clarke et Bud Powell au Blue Note, où j’attendais quatre heures du mat’ pour pouvoir faire le bœuf. J’y ai violemment vraiment compris n’avoir rien appris de fondamental au conservatoire de Paris.
Quand j’entendais comment « il n’y arrivait pas » le Bud, je me disais : comment fait-il pour articuler ces passages d’accord et taper ces chorus ! Avec des doigts qui tombent plus l’alcool et le reste. Je ne comprenais rien, je devais entendre tout, ça m’a sauvé.
Et puis, cette accélération de Paris, la nuit, où il y avait toutes ces boîtes de jazz. On passait de l’une à l’autre. Le bebop en direct m’a marqué avec son côté malade (de ses limites ?) et, après l’arrivée du free, de la déconstruction totale et une énergie abrupte où valsaient les étiquettes de notre éducation occidentale. Je me souviens de Coltrane à Pleyel et de ce concert de Juan-les-Pins (j’y jouais avec Jef Gilson en première partie), où il a écœuré le public et pas mal de critiques en moins de deux. C’était une déflagration. Je ne comprenais pas, mais j’avais très bien compris que je ne comprenais pas. C’est comme s’il m’avait dit : je ne suis pas « ton » exemple à suivre, démerde-toi avec toi.
Martial parle de l’ancien jazz (n° 466), il ne dit pas « vieux jazz », c’est bien, c’est frappant : l’histoire n’est pas linéaire. Plus que jamais la voie est ouverte à la subjectivité, à chacun sa lacune, ses risques et puérils. Et là il n’y a ni loi ni morale. Reste l’éthique, Il y a vingt ans, je voulais comme tant d’autres avoir raison pour tout le monde ; maintenant, je trouve qu’avoir raison d’avoir tort pour moi-même suffit largement.
J’ai appris à chanter en essayant à la voix ce que j’aurais rêvé d’improviser sur l’instrument, mais comme je n’y arrivais ni à l’un ni à l’autre, c’est peut-être comme ça que s’élabore mon nouveau vocabulaire… Un vocabulaire difficile à négocier car il n’est jamais vraiment stabilisé, stabilisable, finissable.
Je joue moins de batterie. J’en ai joué pendant vingt ans comme un malade toutes les nuits, j’en ai mis partout et aujourd’hui je ne sais pas mal en jouer, mais je ne peux plus longtemps. J’arrive à être intéressant, utile pour les autres pendant un quart d’heure, vingt minutes.
Je n’ai plus joué dans les clubs depuis longtemps… J’y ai vécu la castagne, les engueulades, les dragues dures, les polémiques autour du tempo, pas de tempo, des harmonies, des « tu joues free, tu sais pas jouer bebop », Moi j’étais là, « je prenais des notes », je trouvais ça fabuleux : personne n’avait raison et tout le monde en était sûr. Aujourd’hui, s’agissant des lieux mijoteurs de iazz’s contemporains, il en va aussi de la responsabilité et de l’implication des musiciens : il faudrait qu’ils soient peut-être un tantinet plus « dialectriques ») (même en acoustique), « poïélitiques », qu’ils se scandalisent moins en coulisse et davantage sur scène (voir Mingus), qu’ils en dérangent ainsi « l’ordre rassis de la nostalgie », et autres libéralismes marchands de solutions uniques.

STANDARDS
Je porte en moi cette période du bop (the Bach of Black), le rêve de jouer les standards à la hauteur des anciens et les chanter en gascon. Je ferai peut-être un jour un disque bebop chanté chantant. J’écoutais hier un truc sublime de Beethoven - ça n’a pas d’âge. Ça attend celui qui va avoir besoin de s’en nourrir, de s’en mourir. Rien n’est linéaire, ce sont des vagues, des strates, des errances, chacun a ses comptes à régler avec sa propre histoire, aves ses influences, ses actes, ses mythes. Dans l’avenir, les musiciens eux-mêmes devront devenir des standards et ne seront pas reproductibles : ils ne composeront plus au sens traditionnel du terme, ils seront ce qu’ils deviennent et c’est ça qu’ils transmettront, le pire : l’impossible, le modèle, le mot d’elle ! L’Oedipe, pour s’en débarrasser il faut se le farcir, rien ne sert de croire l’éviter, il faut le penser à point au poing en vain enfin.

CONSIDÉRATIONS GENERALES
Dès que d’aucuns entendent une musique qui leur semble biscornue, il appelle ça free jazz ou « pas du jazz ». C’est très réactionnel. D’un seul coup, il y a soupçon de « l’autre « . Relents redoutables.
Il y a des gens comme ça, dans certaines radios : ils n’écoutent que des disques, ils ne voient plus les disques qu’ils écoutent.
Ce sont souvent les mêmes qui invitent la Compagnie Lubat parce que le disque « Scatrap Jazzcogne » met en confiance à distance mais quand ils nous voient débarquer avec nos trucs à secouer, un porte-voix de Minvielle, Auzier avec la moitié de son trombone : ils grimacent. Et pourtant à partir du moment où ça passe devant leur nez, leurs préjugés et ressentiments vis à vis du free, de la liberté, des formes différentes, de leurs métiers, voIent en éclats, et ils se retrouvent devant : comment ça se fabrique, comment est-ce possible ?
Aujourd’hui, dans les disques, la purification technique précède la purification ethnique. Danger sapristi ! La sacristie rapplique.
Dans une salle de concert, si tout le monde m’écoute comme à la messe, je fous la merde ! Quand je joue dans un bouge d’ici où les gens foutent la merde et discutent au bar sans en avoir rien à secouer, je leur rentre dedans. S’impliquer à jouer dans des endroits pas prévus au programme. Très dangereux les endroits où on te laisse faire ce que tu crois que tu veux ! Danger d’esthétisation, théologisation, clientélisation. Il faut savoir rester désintégriste.
Le traumatisme du jazz, aujourd’hui, c’est de croire qu’il est autorisé, et qu’il a ses endroits choisis pour faire ça et c’est très bien mais ça ne suffit pas. Continuons le combat ce n’est qu’un début.
Tous les organisateurs ne sont pas artistes, ils ne peuvent pas deviner les trajets, les devenirs, les crises, les alternatives.
L’artistique met le culturel en crise, c’est toujours une altération.

ÉVÉNEMENTS OU RENCONTRES
Eddy Louiss est un artiste fabuleux notamment sur le plan de l’articulé du senti, du sensible, du swingué, du dansé. C’est un des premiers à avoir été accusé de ne pas être « jazz pur ». Ses harmonies de base étaient déjà simples, mais quelle musique surgissait de ces bases rustiques !
Avec Michel Portal, on joue en duo depuis vingt ans et pourtant on n’a comme mémoire commune qu’une oralité turgescente, un conflit dual mais à part ça, pas un thème, pas une tonalité, pas de cadeau.
Paul Bley. Austère mais intéressant, un genre de piano avec des « barbelés », une sorte de terre désolée, un à venir.
J’écoute souvent Wynton Kelly qui me sidère toujours autant avec ses deux petites notes à la main gauche et son articulation à la main droite !

CEClL TAYLOR
A l’Estaminet, on était en pleine série de free-rap groove déglingué, et d’un coup, on le voit arriver en hurlant et en dansant. Belle posture au-delà des contingences européennes. Au concert du soir sous chapiteau il a entrepris une sorte de rituel tournant dansant rugissant autour du piano pendant vingt minutes, qui a fini par copieusement énerver le public et quand il s’est mis enfin à jouer de ce piano, tout le monde a fait « aaaaarg ! » de soulagement, et trois secondes après la majeure partie du public a fait « aaaarg ! » - ayant vite senti que ce serait pire. Les gens ont alors quitté le chapiteau par centaines, voulant ouïr/jouir le mécanisme, je suis sorti avec eux. Et là à l’extérieur, sous l’immense voûte infinie d’août étoilée, rien ne s’entendait plus de la même manière. Les gens restaient scotchés entre ciel musique et terre, terrassés impliqués. Le piano de Cecil Taylor dans la sono à fond la caisse.
L’artiste devait rester un jour, il est resté cinq jours assis au premier rang de tous les concerts ; et certains musiciens de dire « bon finalement, on va pas jouer ce qui était prévu on va improviser… »

ENSEIGNEMENT
On n’apprend rien dans les écoles c’est déjà ça. Il faudrait transformer l’action conservation en conversation. Les conservatoires en conversatoires. Et que ceux qui m’aiment se suivent.
Il y a beaucoup de musiciens mais il n’y a pas beaucoup d’artistes. L’art ça ne marche pas avec les musiques de la victoire, y a pas de gagnant, ni de meilleur. Il y a des ouvreurs et des suiveurs, des cachetonneurs et des chômeurs, des novateurs et des marqueurs, il ya de la place pour toutes les peurs, le salaire de tapeur.
Et pourtant, on est bien musicien parce qu’on se sent artiste. Il n’y a pas pire danger que la musique pour un musicien.
En ce moment, il y a des jeunes musiciens qui travaillent avec nous (des frappeurs et des souffleurs) et qui aiment le jazz. Alors qui suis-je qui puis-je en face ? Je leur propose des parades dans les rues avec deux ou trois « ragasses » de base et des bas-fonds, trois ou quatre rythmes d’origine inconnue et de partout…
Après terrasses des cafés, ensuite bal concert à la pleine lune et bœuf jusqu’à l’aube et s’ils en réchappent, ils s’en occupent.
Si je montais un grand orchestre, ce serait sans partition et je dirigerais aux gestes une musique de signes ronde carrée ovale tonale atonale modale biodégradable.
Je pense que dans l’urgence de nos survies réciproques, on n’a plus ni le temps ni l’envie d’écrire comme avant. On écrira on s’écrira autrement. Ecrire c’est une erreur de plus, mais il faut la commettre. « Tu n’y arrives pas » : c’est ma définition de l’ART.

In Jazz Magazine N°472, juillet 1997