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Blues, Racisme et Féminisme.

Blues, Racisme et Féminisme.

Au début du XXe siècle et malgré l’abolition de l’esclavage par le 13e amendement à la constitution en 1865, la femme noire continue d’être doublement exploitée dans la hiérarchie de la société multiraciale américaine : d’abord en tant que noire dans une société blanche, ensuite au sein même de sa communauté. Un état que la romancière Zora Neale Hurston a caractérisé en ces termes : "C’est pourquoi la sœur noire travaille plus dur que n’importe qui au monde. Le blanc dit au nègre de travailler et lui, il ramasse le boulot et va dire à sa femme de le faire." Une possibilité d’échapper à cette vie de misère et à ce statut de "mule du monde" restait cependant pour les plus talentueuses et les plus chanceuses : se produire dans les troupes de black minstrels.

Fondés vers 1890 sur le modèle des minstrels blancs où des comédiens maquillés en noir se livraient à des caricatures dévalorisantes des Noirs, ces spectacles se déroulaient sous des chapiteaux dans les petites villes et les plantations du Sud devant un public presque exclusivement noir. Un peu plus tard, ces troupes s’associèrent aux spectacles de vaudevilles qui parcouraient les États-Unis depuis le début du XXe siècle.
La ségrégation régnant, ceux à destination du public afro-américain étaient présentés dans les théâtres noirs des grandes métropoles selon un circuit organisé par le Theatre Owners Booking Agency (TOBA), aussi nommé "Tough On Black Asses" car les conditions de travail y étaient particulièrement pénibles.
Ces spectacles présentaient une combinaison de numéros sans liens apparents à destination de l’audience la plus large : jongleurs, acrobates, comiques, numéros de cirque et de music-hall. Parfois des interprètes de blues accompagnés par des orchestres de jazz terminaient la soirée. Nombre de chanteuses provenant du Sud profond et des grandes villes du Nord y ont fait leur apprentissage du chant, de la danse et de la scène, souvent dès leur plus jeune âge.
Un événement va leur être favorable. Le chef d’orchestre noir Perry Bradford, conscient de l’existence d’un public noir pour les disques de blues, réussit à convaincre Fred Hager, le producteur de la compagnie Okeh, d’enregistrer Mamie Smith, une chanteuse populaire. Gravé le 10 août 1920, Crazy Blues fait un tabac et devient un énorme succès. Un million d’exemplaires en seront vendus en 6 mois.
Les autres compagnies saisissent l’importance du marché et enregistrent à leur tour des chanteuses noires entourées le plus souvent d’orchestres de jazz.
Ces "classic blues singers" ouvriront ainsi la voie à l’enregistrement des race records et à la mode du blues. Grandes inspiratrices des chanteuses à venir, elles contribueront à définir les canons du chant jazzistique, un domaine où tout restait à faire. Vénérées par le public noir de l’époque pour qui elles constituaient un exemple de réussite sociale et un symbole de fierté raciale, ces chanteuses étaient de vraies stars dont la vie sentimentale et le train de vie défrayaient la chronique. Certaines, à l’image de Lucille Hegamin et d’Alberta Hunter, imprégneront leur répertoire d’une touche jazz sophistiquée et feront aussi carrière dans le music-hall. D’autres forgeront leur art dans le blues le plus authentique comme Gertrude "Ma" Rainey et Bessie Smith.

C’est cet environnement qui sert de toile de fond à l’ouvrage de Stéphane Koechlin, consacré à Bessie Smith*, la plus grande d’entre elles.

Autour des épisodes souvent dramatiques de la vie de l’Impératrice du blues qui constitue l’objet principal de son livre et dont l’œuvre est analysée avec pertinence, l’auteur évoque d’une plume agile l’univers de ces chanteuses. S’appuyant sur les faits révélés par une solide bibliographie, Koechlin met en scène ses personnages avec talent et sans tomber dans le sensationnel. On croise ainsi Mamie Smith, Ethel Waters, Ida Cox, Victoria Spivey, Alberta Hunter, Florence Mills, Clara Smith, Lucie Hegamin dont les aventures sont intégrées dans le contexte politique, social, artistique et économique de l’époque, mais aussi des grandes figures de la Renaissance de Harlem comme l’écrivain Langston Hugues et le mécène Carl van Vetchen à qui l’on doit de belles photos de Bessie Smith.
Malgré quelques inexactitudes sans importance - John Hammond, l’arrière-petit-fils de l’homme d’affaire milliardaire William Henry Vanderbilt, n’est pas un représentant typique de la classe moyenne américaine - et l’absence d’un index, ce livre est une remarquable introduction au monde des chanteuses de blues classique.

La traduction française** de "Blues Legacies and Black Feminism" (1999) propose une toute autre approche.

Militante féministe proche des Black Panthers, Angela Davis a mené une vie de combats contre le racisme, la ségrégation et l’univers carcéral.
Cette enseignante et féministe de choc, élève de Herbert Marcuse et Theodor Adorno, a été influencée par la Théorie Critique de l’école de Francfort qui prône l’étude critique des phénomènes sociaux comme vecteur d’émancipation. Dans cet ouvrage, Angela Davis dégage les thèmes forts de l’œuvre de Ma Rainey et de Bessie Smith. Sont ainsi détaillés la dénonciation du racisme et de la ségrégation, la violence masculine et les souffrances des femmes, la douleur du peuple noir, la remise en question du patriarcat, du mariage, des valeurs de la bourgeoisie noire et l’expression d’une liberté sexuelle abordant sans détour la question du lesbianisme.
Mais son apport ne s’arrête pas là. Son grand mérite est d’avoir montré comment ces thèmes s’entremêlent pour aboutir à l’affirmation forte d’une nouvelle conscience noire au féminin, le blues devenant alors un vecteur de revendication sociale.
Vient ensuite la partie consacrée à Billie Holiday. L’auteure explique comment la chanteuse prolonge les voies ouvertes par Ma Rainey et Bessie Smith en donnant une analyse de Strange fruit particulièrement pertinente. Par la force d’une interprétation bouleversante du poème de Lewis Allen, décrit comme une rencontre entre la conscience sociale et la musique, Billie Holiday, au sommet de son art, se livre à "une attaque frontale contre le racisme" annonçant le chant contestataire de Nina Simone.
La suite est un peu moins convaincante et relève d’un point de vue strictement subjectif quand il est déclaré que Billie Holiday induit une dimension sociale aux chansons les plus commerciales de son répertoire par la seule voie de l’interprétation. De même, parler de sa contribution à l’évolution du jazz moderne, terme qu’il faudrait définir au passage et situer dans le temps, demanderait plus de commentaires, sa carrière couvrant trois décennies.

Un CD proposant des enregistrements de Ma Rainey et de Bessie Smith ajoute encore à la qualité de cette étude remarquable qui prend place parmi les classiques du genre. L’intégrale des textes relevés dans l’édition originale est disponible en téléchargement (www.editionslibertalia.com/angeladavis).

Le lecteur désirant pénétrer plus avant dans l’univers des chanteuses de blues classique pourra consulter les ouvrages suivants qui proposeront une approche différente :

- Black Pearls : Blues Queens of the 1920s, de Daphne Duval Harrison, Rutgers University Press, New Brunswick, 1988 ;

- Ma Rainey and the classic blues singers de Derrick Stewart-Baxter, Blues Paperbacks, 1970 ;

- Bessie Smith de Florence Martin, collection Mood Indigo, Editions Parenthèses. 1994 ;

- Bessie Smith de Paul Oliver, Cassell, 1959,

- Bessie Smith de Chris Albertson, Stein and Day, 1972 ;

- Ragged but Right : Black Travelling shows, "coon Songs" and the Dark pathway to Blues and Jazz de Lynn Abbott and Doug Seroff, University press of Mississippi, 2007 ;

- Shoot Myself a Cop : Mamie Smith’s "Crazy Blues" as Social Text
 
d’Adam Gussow, Callaloo, Vol. 25, No. 1, Jazz Poetics : A Special Issue (Winter, 2002), pp. 8-44, Johns Hopkins University Press ;

- "I Been to Hear the Highest Kind of Opera Grand" : Blues, "Good Music" and The Performance of Race on Record, 1920,1921", thèse d’Elizabeth K. Surles, University of Illinois at Urbana-Champaign, 2010.

Alain Tomas, 10 juillet 2018 ;

*Des routes du Sud à la vallée heureuse
Par Stéphane Koechlin, Le Castor Astral, (298 p.)
ISBN 9 791027 801428

**Blues et féminisme noir : Gertrude "Ma" Rainey, Bessie Smith, Billie Holiday
Par Angela Davis, Éditions Libertalia, (408 p. + CD inclus)
ISBN 9 782377 290154