L’académie de jazz de France depuis 1955

Claude CARRIÈRE, mon frère.

Ami de Claude Carriere dès les bancs du collège, Jean DELMAS partagea à ses côtés la production d’une émission devenue culte, 25 ans durant sur France Musique, ‘JAZZ CLUB’. Nous reprenons l’hommage qu’il prononça au Père Lachaise, le 5 mars 2021.

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Certains comptent sur leur mère pour leur donner un frère.
Je vais ici tenter de lire mon Claude Carrière entre les lignes, de faire parler le silence. Quitte à donner l’impression que je fais notre nécrologie à tous les deux alors que je suis encore vivant.

J’ai fait la connaissance de ce frère au Collège Sainte-Barbe au milieu des années 1950. Après s’être fait renvoyer d’établissements plus sérieux, il avait atterri à Paris sous la tutelle d’un grand frère journaliste culturel au Figaro qu’il accompagnait à l’Olympia, à la Salle Pleyel, à l’Opéra, à l’Alhambra...

Le collège Sainte-Barbe, dont le directeur s’appelait M. Barbeau et le préfet des études M. Barbu, était un petit établissement cossu du quartier Latin, à coté de la place du Panthéon. On y cultivait un niveau scolaire médiocre. En effet, plutôt que de serrer de près les programmes académiques, ce collège et lycée mixte s’était spécialisé dans le développement des relations sociales entre ses élèves, en particulier entre les filles et les garçons. Son cœur battant était un internat masculin, en chambres individuelles. A l’allure d’hôtel un peu louche, cette résidence était une prestation peu courante qui tentait les familles aisées quand elles ne savaient plus où caser un enfant récalcitrant. Claude en était un. Du point de vue des relations entre garçons et filles, sa disposition en chambres particulières présentait, bien sûr, de rares avantages.

Je devais être en classe de 4e ou 3e et c’est dans un couloir du Collège que j’ai croisé Claude pour la première fois. C’était un « grand » de la classe au moins supérieure et je faisais le malin en tenant sous le bras un disque des petites formations d’Hampton. Un 25 cm que je venais d’acheter à Kurt Mohr, critique à Jazz Hot et disquaire dont le magasin, était à côté du collège, rue des Écoles.

Contrairement à ce que semblait indiquer son nom, Sainte-Barbe était un établissement résolument laïc, cosmopolite et raisonnablement libre penseur. Le goûter de quatre heures y était dispensé par la « Mère Moustache » une très modeste ancêtre du quartier qui venait s’asseoir sur un escalier de la cour de récréation pour y vendre les croissant qu’elle achetait chez le petit boulanger d’en face. Nombre des élèves de Sainte-Barbe, de toutes confessions, venaient de ces pays que l’on appelait les colonies françaises. Plusieurs garnements parmi nos camarades avaient leurs familles en Indochine ou en Afrique et beaucoup militaient contre la présence française dans leur pays. C’est en classe de 6e, qu’un répétiteur d’anglais m’avait fait entendre mon premier disque de musique noire américaine. Un 78t Vocalion du Révérend Kelsey et sa Congrégation.

Presque fils de curé, ou plutôt, fils de presque curé, la laïcité cosmopolite de Sainte Barbe était pour moi une rébellion toute naturelle. Pour le jeune adolescent Claude Carrière elle fut plus que cela : un terrible soulagement et surtout une vengeance. La fureur anticléricale de Claude s’était en effet construite en Aveyron sur les ruines de quelques malfaisantes soutanes. Ce point noir de son enfance puis, ensuite, un service militaire tragique, qui reste pour moi mystérieux, un traquenard dans lequel il tenait pourtant le rôle prometteur de joueur d’hélicon, ne contribuèrent guère à rendre Claude optimiste. Mais il échappa de justesse à ses idées noires, très noires : il allait rencontrer Michèle et l’épouser.

De mon côté, j’ai quitté Paris, étudiant à Toulouse puis à Québec. Nous nous sommes alors perdus avant de nous retrouver fortuitement quelques années plus tard. Il me semble que c’était à la Salle Pleyel en 1966 au concert d’Ellington dans lequel Elvin Jones tenait la batterie. Nous venions l’un et l’autre de nous marier. C’est ce jour-là que j’ai rencontré pour la première fois Michèle Carrière, qui allait devenir ma précieuse confidente.

Dans ces quelques années où j’avais vécu loin de lui, Claude avait été brièvement instituteur, vendeur par inadvertance de machines à écrire Olivetti, puis était entré à la mairie de Paris où il s’était embarqué dans une activité professionnelle, syndicale et rugueuse au Service des marchés d’architecture.

Réaction rue Chaptal

En 1968, Charles Delaunay, fils de Robert et Sonia, fondateur et propriétaire historique de la revue Jazz Hot, venait d’être séduit par le travail hors normes d’un certain Michel Le Bris, jeune maoïste frais sorti d’HEC qu’il avait embauché comme stagiaire aux disques Vogue.

Charles décida de lui confier la rédaction en chef de Jazz Hot. On raconta alors que la revue était devenue soudainement « gauchiste ». Il est certain, en tout cas, que le volume des ventes s’atrophia dangereusement et que Charles vira Michel Le Bris en 1969 pour le remplacer par un autre jeune homme littéralement fou de Jazz, Laurent Goddet, fils de Jacques Goddet, fondateur du journal L’Équipe. Alors que Michel Le Bris prenait le large en devenant directeur de La Cause du peuple, Charles Delaunay fit appel à de vieux amis et à quelques jeunes amateurs passionnés pour nourrir le comité de rédaction de sa revue. Dans les salons déçus du maoïsme parisien, ce nouveau Comité de Rédaction fut alors moqué sous le nom infamant de « Comité de Réaction ».


(Claude Carrière et Charles Delaunay à l’Annexe, 1973)

Claude et moi allions y faire la connaissance de Maurice Cullaz, d’Alain Tercinet, de Jean-Pierre Patillot, de Thierry Trombert et de Daniel Nevers sur qui le label « réactionnaire » collait comme une étiquette d’eau de javel sur un pot de confiture. En ce début des années 1970, avec notre entrée dans Jazz Hot, le jazz devenait, pour Claude et moi, une chose presque sérieuse, quasiment un métier.

Chaque samedi, le comité de rédaction de la revue se réunissait rue Chaptal, à L’Annexe, un bistrot situé juste en face du petit local qui servait de siège à Jazz Hot et à Rock & Folk. Le jour de l’anniversaire de Charles, une Rolls Royce se garait quelques minutes devant le troquet et Charles abandonnait son verre pour aller chercher le gâteau que sa mère, Sonia, nous avait apporté. Chaque mois, nous rédigions des chroniques de concerts, des critiques de disques, des études. Claude dirigea un numéro spécial sur Ellington. J’écrivis un feuilleton sur Tristano et ses disciples et tenais la rubrique du courrier des lecteurs. Ces premières années 1970 achevèrent de donner un caractère professionnel à une activité que notre entourage tenait jusque-là pour une éphémère passion potache.

Révolution à France Musique

En 1975, un merveilleux journaliste, compositeur et « poète du son », le regretté Louis Dandrel, est nommé par miracle directeur de France Musique et révolutionne la chaîne en la rendant multiple, sans, comme d’autres en auront plus tard l’idée vulgaire, ajouter un « S » au nom de la chaîne. Apparaissent alors de nouvelles émissions de jazz, de rock, de musique contemporaine, de musiques anciennes, de musiques non-européennes. A l’initiative du journaliste et producteur Pierre Lattès, une émission quotidienne est alors lancée à midi sous le nom de « Jazz Classique ». Claude en fut le premier animateur et lança « Tout Duke », un monument radiophonique consistant à diffuser intégralement l’œuvre enregistrée d’Ellington en 400 épisodes, une semaine par mois. Les jours passant, Claude invita à le rejoindre Daniel Nevers d’abord, qui s’occupa de Louis Armstrong et Fletcher Henderson, puis d’autres collègues de Jazz Hot, dont moi pour des séries sur Chu Berry, Mary-Lou Williams, Count Basie…

Pour Claude et moi, ces années seront celles de la convergence de nos goûts musicaux. Claude connaissait bien mieux que moi le « jazz classique ». Ma petite discothèque était en revanche focalisée sur le bebop et ses suites : Dizzy, Monk, Bird, Rollins… Je labourais sur mon Teppaz les Savoy du Bird réédités en France à la fin des années 50 par Ducretet Thomson sous la forme de deux 30 cm très laids (les pochettes) et d’une série de 45t pour quelques prises alternatives. À cette époque, l’émission Jazz Classique conduisit Claude à me transfuser une partie de son savoir, et sans doute aussi, plus modestement, j’ai pu l’aider à franchir le plafond transparent du bebop. Je lui échangeai ainsi les Messengers contre le sextette de John Kirby et bien d’autres encore.

Bref, malgré nos différences, les gens de radio ou de presse, ou simplement les amateurs de jazz, prirent bientôt le parti de nous associer dans un duo « Carrière et Delmas », dont certains croyaient mordicus qu’il était un couple homosexuel. Nous nous habituâmes alors à avoir les mêmes jugements sur la musique. Dans un concert où nous étions spectateurs assis à quelques rangs de distance, il nous arrivait souvent, quand un musicien inventait un moment musical qui nous paraissait exceptionnel, de nous tourner l’un vers l’autre pour échanger un regard complice. Cet accord synchronisé de nos perceptions nous donnait l’impression d’être infaillibles. Puisque nous étions d’accord pour trouver ça beau, ce devait forcément l’être. Et puisque c’était beau, ça devait l’être pour tout le monde. Oui, décidemment, nous étions devenus infaillibles.


(Jean Delmas , Claude et Olivier Carrière, Alain Tercinet, Nice 1976)

Cette communauté de goût s’exerçait tout particulièrement quand nous couvrions le Festival de Nice, pour Jazz Hot puis pour France Musique. Cette Grande Parade des jardins de Cimiez était alors l’émanation du merveilleux festival de Newport que son inventeur George Wein avait décidé de prolonger en France. Chaque année, les Carrière avec leur fiston Olivier, les Delmas à composition évolutive et les Tercinet s’installaient alors pour une semaine au sommet du rocher de Nice dans un hôtel dont les tarifs étaient déraisonnablement modestes, mal calculés par un investisseur un peu distrait qui était pourtant suisse. Nous aimions bien son petit bar où de mignons stagiaires indolents servaient de quadruples doses de peur qu’on les fatigue en leur demandant d’y revenir.

L’après-midi et le soir, nous partagions notre temps entre les trois scènes simultanées du festival en plein air. Après leur fermeture, nous passions les nuits à guetter les bœufs improvisés à pas-d’heure par les musiciens dans leurs hôtels. Je me souviens de fin de soirées mirobolantes avec les frères Marsalis sur la Promenade des Anglais, je me souviens d’un éblouissant Christian Escoudé accompagné par Michael Brecker, à la batterie !


(Jean Delmas et Claude Carrière, Festival de Nice 1976)

Notre apothéose niçoise fut atteinte en juillet 1977 avec le séjour prolongé du grand orchestre de Thad Jones et Mel Lewis, qui donna, pendant toute une semaine, quatre ou cinq concerts, extraordinaires de liberté. Je me souviens aussi que, pendant les solos, Thad Jones faisait des signes de mains aux musiciens pour orienter des arrangements à géométrie fluctuante et dicter aux sections de nouveaux riffs. Tout au long de la semaine, je crois bien que nous avons dû interviewer tous les membres de l’orchestre. Je me souviens par exemple de Claude interrogeant dans leurs chambres d’hôtel les tout jeunes saxophonistes ténor Dick Oatts et Richie Perry qui étaient venus en France avec leurs petites-amies. Ils déjeunaient d’un sandwich car le montant de leur cachet ne leur permettait pas mieux…,

C’est, je crois, à ce moment-là que Claude fit la connaissance du saxophoniste baryton Pepper Adams et de sa femme, qui devinrent ensuite les grands amis américains de la famille Carrière.

Trente ans de Jazz Club

Et puis, brutalement, cette même année 1977, la révolution lancée à France Musique par le poète Louis Dandrel fut étouffée sous la pression d’accusations féroces. Dandrel était coupable, selon certains, d’avoir ouvert France Musique au Jazz, à la Pop, aux musiques non-européennes, à la musique contemporaine…

L’affaire fut pliée quand de grands clercs comme Jean-Paul Sartre (dans le journal Le Monde) et Claude Levi-Strauss prirent la plume pour exiger de France Musique qu’elle se concentre à nouveau sur un répertoire leur permettant d’écrire tranquillement leurs livres. Ces accusateurs réclamaient « une sorte de parapluie qui les protège du monde » s’amusera Louis Dandrel, qui nous a quitté, lui aussi, quelques semaines avant Claude. Mais, il faut croire que Jean-Paul Sartre n’avait pas l’envergure suffisante pour saborder les quelques émissions de jazz apparues dans les programmes de France Musique car le jazz résista mieux que le rock ou la chanson à la contre-réforme. Nous continuâmes ainsi à parler de jazz sur les antennes de cette belle radio, Claude dans le magazine quotidien de Claude Hermann, moi, le samedi avec Jean-Michel Damian.

En 1981, le compositeur René Koering fut nommé à la tête de France Musique. Ce formidable nouveau directeur aimait le jazz et le connaissait bien. Pour bien saisir le génie de Thelonious Monk, il s’était défait de sa connaissance des mélodies en les jouant « à l’envers », de la fin jusqu’au début.

Jouer le monde à l’envers ? Nous étions d’accord ! Nous sommes allés aussi sec lui proposer une émission hebdomadaire d’un genre nouveau : une émission qui serait diffusée en direct à partir d’un club de jazz (2). Malgré les difficultés techniques et d’organisation que ce projet impliquait, René Koering le reçut avec enthousiasme. Et puis surtout, nos collègues techniciens de France Musique se passionnèrent, comme nous, pour le travail de prise de son qu’ils devaient improviser chaque semaine dans des lieux hétéroclites, souvent exigus et à l’acoustique improbable. Nous choisîmes le mardi soir comme jour du « Jazz Club » hebdomadaire. Pourquoi le mardi ? Parce que Michèle Carrière était instit de CP et que, le mercredi matin, elle pouvait se lever plus tard. A partir de 1982, Il ne fut plus rare, désormais, de voir chaque mardi soir l’impressionnant car régie de Radio France garé sur un trottoir de la rue des Lombards, devant le New Morning, ou devant un club de Saint-Germain des Près…

Notre première émission fut diffusée le 5 janvier 1982 à partir du Jazz Unité, le somptueux club-restaurant-disquaire que notre saint ami Gérard Terronès avait fondé à La Défense après avoir convaincu quelques banquiers téméraires.
Il fallait un certain courage pour aller la nuit tombée à la Défense, côtoyer la prostitution adolescente, voire la baston, dans les ascenseurs sinistres, les décombres des constructions en cours ou les parkings déserts. L’affiche était ce soir-là exceptionnelle puisque Terronès avait laissé carte blanche au grand Barney Wilen, lequel sortait alors d’une longue éclipse. Pour ce premier « Jazz Club », Barney joua assez peu, mais magnifiquement, quittant toutefois assez souvent la scène pour laisser le champ libre à ses accompagnateurs imprévus, un groupe de punk sommaire et niçois appelé « Moko ».

Ces très jeunes gens, presque des enfants, jouaient depuis peu avec les instruments tout neufs que leur avait payés Barney. Dans le micro central, le chanteur proférait de furieuses litanies, heureusement à peine audibles. Bref, après l’émission, Gérard Terronès, Claude et moi étions sinistrés. Nous pensions que cette première émission Jazz Club serait notre dernière et que, dès le lendemain, la direction de Radio France nous annoncerait que nous étions virés. Mais, dans ces temps de tolérance qui bénissait les transgressions en tous genres, c’est le contraire qui se produisit : nous ne reçûmes de la profession que des messages de louanges, nous félicitant de notre courage, mettant en lumière que seul le service public était capable d’une programmation aussi culottée, ce qui était tout à fait vrai.

Le lendemain de ce début difficile, Claude rendait visite aux fondateurs d’un nouveau club de la rue des Lombards pour envisager d’y organiser des émissions en direct. Le club s’appelait « Le Feeling » et j’épouserai bientôt Edith, l’une des patronnes.


(Jean Delmas et Claude Carrière, studio FM à Aix en Provence, 1983)

Jazz Club connut une sorte d’apothéose pendant le festival d’Aix en Provence, qui, à l’époque était tout autant le festival de France Musique ? René Koering nous proposa d’étendre les trois heures de notre émission à la nuit entière.

Le patron du « Hot Brass », Jean-Paul Artero, nous accueillit dans son club des collines aixoises pour improviser alors avec nous d’acrobatiques « Nuits du Jazz », dont les programmes étaient fixés au dernier moment, souvent même pendant l’émission en direct, ce qui mettait à rude épreuve le savoir-faire de nos amis réalisateurs et preneurs de son, toute la nuit jusqu’aux croissants du matin.

En juin 2008, notre belle histoire de Jazz Club finit par tomber en quenouille quand une nouvelle direction de France Musique décida de se passer de nous, ainsi que d’autres animateurs-producteurs d’émissions. La raison inventée pour ces évictions n’était pas compliquée à comprendre et même un peu misérable : nous avions dépassé l’âge de 65 ans (Alain Gerber, Philippe Carles, Claude Carrière, Jean Delmas…).
Sournoisement, nous avons bien suggéré au directeur de virer plutôt ceux, quels que soient leurs âges, qui lui semblaient mauvais, c’est-à-dire ceux dont les émissions lui paraissaient incompatibles avec son projet éditorial, mais sans succès. Couper les têtes à 65 ans était une méthode de sélection plus simple à mettre en œuvre et moins sujettes aux chicanes individuelles. On ne finasse pas en discutant son âge.

Sur une idée d’Alain Gerber, nous embauchâmes alors un avocat, Maître Le Forsonney. Un homme étonnant, qui s’était spécialisé dans le droit des artistes pour échapper à une épreuve redoutable : jeune avocat débutant, il avait en effet été commis d’office pour assister à la décapitation de l’avant dernier condamné à mort français, Christian Ranucci. Il avait donc vu pire affaire que la notre. Son dénouement m’aida à financer les études de la filleule de Claude, ma fille Lola.

Fin des aligots

Claude et moi avions un point commun géographique fermement inscrit dans les cimetières. L’un de ses frères repose dans l’extraordinaire petit jardin de l’abbaye de Conques, alors que la tombe de mon père et de mon grand père est creusée non loin de là, sur la colline d’Aurillac. Claude détestait les vitraux de Soulages, et réclamait de la couleur pour mieux faire régner le soleil dans l’abbaye.

De Salers à Laguiole, nous avions des sujets de conversation faciles à trouver, sur le fromage, sur la tomme fraîche (mais pas trop) et la manière de la mêler aux patates (plutôt vieilles) pour tourner l’aligot chez lui, la truffade chez moi. Il n’oubliait cependant jamais que, derrière la truculence du bien manger, se cache dans ces pays une misère pas si lointaine, un bon vieux temps où manger tout court n’allait pas de soi tant le dénuement était partout. Nous nous étions amusés en particulier de la recette de la « Salsissa fola » (saucisse folle) ou « saucisse des cousins », garnie avec les poumons et l’estomac du porc. Cette saucisse, dont la conservation au plafond était périlleuse, était servie aux cousins éloignés qu’on acceptait non sans malice de rendre un peu patraques.

Avec Claude, Michèle et Edith, ce que nous préférions dans notre double pays, c’était l’Aubrac, à cheval sur mon Cantal et sur son Aveyron. Il aimait les promenades qui partent du petit hameau sibérien nommé Aubrac. Là, il avait aimé manger « Chez Germaine », grande résistante pendant la guerre et reine autoproclamée de l’aligot. Mais il ne l’aimait plus du tout depuis qu’il avait été victime de sa bonne blague : Germaine avait eu le culot de lui renverser sa cuillère d’aligot sur la tête ...

Après que nous ayons été poussés dehors par France Musique, je me suis plongé dans de toutes autres activités. Claude, en revanche, continua inlassablement d’être un acteur de premier plan sur la scène musicale française : Académie du Jazz, Maison du Duke, producteur de disques, et surtout, pianiste, métier dans lequel il s’offrit le luxe de progresser, jusqu’à la fin (1).
Aux côtés de son fils Olivier qui l’a assisté de manière inoubliable, Claude qui, depuis toujours, avait si peur de vieillir, devint tout doucement ce vieux sage élégant capable d’accueillir et de soutenir avec bienveillance tant de jeunes musiciens qui le pleurent aujourd’hui.

Jean Delmas.


(1) Enregistrements de Claude Carrière pianiste :
Claude Carrière peut être entendu au piano dans deux disques qu’il enregistra avec ses complices et amis : la chanteuse Rebecca Cavanaugh, le guitariste Frédéric Loiseau, la contrebassiste Marie-Christine Dacqui pour « Looking Back » en 2010, rejoints par le batteur Bruno Ziarelli et le saxophoniste ténor André Villeger pour « For All We Know » en 2013, les deux disques chez Black and Blue/Socadisc.

(2) Programmes de Jazz Club sur France Musique
L’émission Jazz Club sur France Musique n’aurait pu exister sans la complicité des patrons et programmateurs de Clubs : Gérard Terronès au Jazz Unité, Eglal Fahri au New Morning, Bernard Rabaud au Petit Opportun, Didier Nouyrigat au Duc des Lombards, Stéphane Portet aux Sunset et Sunside, Danny Michel à La Villa, Jean-Paul Artero au Hot Brass d’Aix en Provence.


Pour fêter les 25 ans de l’émission, France Musique avait diffusé ce texte rappelant les points forts des programmes de Jazz Club :

Jazz Club s’est fait une spécialité de dévoiler l’intimité de chanteurs-compositeurs comme Bob Dorough (à qui l’émission doit son indicatif), Blossom Dearie, Dave Frishberg, Sheila Jordan, Mark Murphy, Mose Allison, Ben Sidran… et d’accueillir les stars du jazz vocal : première radio de Dee Dee Bridgewater en Europe (1983), Betty Carter, Diana Krall, Diane Reeves, Lavern Baker, Jon Hendricks et sa fille Michele, Freddy et Ike Cole, Slim Gaillard, les New York Voices, Mark Murphy, Kurt Elling, David Linx, Shirley Horn, Jeanne Lee, Helen Merrill, Meredith d’Ambrosio, Patricia Barber… et les voix plus rares de Jimmy Scott, Bea Benjamin, Vanessa Rubin, Miles Griffith, Carmen Lundy, Nnenna Freelon, Sara Lazarus…

Pour Jazz Club, les monstres les plus intouchables se sont prêtés au jeu du direct : Dexter Gordon, Stan Getz, Benny Carter, Dizzy Gillespie, Hank Jones, Martial Solal, John Lewis, Jay Jay Johnson, Art Blakey et ses Jazz Messengers, Elvin Jones, Roy Haynes, Milt Jackson et Ray Brown, Stéphane Grappelli, Sonny Stitt, Jimmy Smith, Chet Baker, Joe Henderson, Phil Woods, Gary Burton, Jim Hall, Jimmy Raney, Lee Konitz, Archie Shepp, Jackie McLean, Clark Terry, Joe Pass, Charlie Haden, Dave Holland, Tommy Flanagan, John Abercrombie, John Scofield, Tony Williams, Bobby Hutcherson, Michel Petrucciani, Toots Thielemans, Carla Bley, Dave Liebman, Joe Lovano, Quest, James Carter, Joshua Redman et son père Dewey, Brad Mehldau, Terence Blanchard, Pharoah Sanders, le Count Basie Orchestra…

Et aussi des musiciens de première importance que Jazz Club a eu le flair ou la chance de saisir à leur début. Dés les années 80 : Zool Fleischer, Bireli Lagrène, Marc Ducret, Manuel Rocheman, Jean-Michel Pilc, et Joshua Redman dont Jazz Club fut la première radio en France ; dans les années 90 : Jon Gordon, Pierre de Bethmann, Baptiste Trotignon, Brad Mehldau, Bill Carrothers, Misha Fitzgerald Michel ; depuis 2000 : Mark Turner, Chris Potter avec Kevin Hays, Laurent Coq, Robert Glasper, Géraldine Laurent, Emile Parisien.
Des plaisirs secrets donnés par des artistes rares, sortis de la légende ou du silence : Pepper Adams, Warne Marsh, J.R. Monterose, Bill Perkins, Bud Shank, Bob Brookmeyer, James Moody, Eddie Harris, Chico Hamilton, le guitariste Joe Diorio, les trios de Jimmy Rowles, Junior Mance, Ray Bryant, Dave McKenna, Clare Fischer, Andrew Hill, Jaki Byard, Harold Danko, Art Lande, Jim Pepper, Barney Wilen rompant en 1982 une dizaine d’années de silence, Valery Ponomarev, Mundell Lowe, Uri Caine, Anthony Ortega, Fred Hersch,… .

Enfin, Jazz Club ne s’est refusé ni les chemins de traverse en marge du jazz avec les bluesmen Buddy Guy-Junior Wells, Charles Brown, "Gatemouth" Brown, Bobby Blue Bland, Screamin’ Jay Hawkins, les big bands salsa d’Eddie Palmieri et de Machito, les Lounge Lizards ou les brésiliens Joyce, Marcia Maria, Leny Andrade, Teca Calazans, Hermeto Pascoal, Joao Bosco, ni même les miracles, pas toujours accomplis par les artistes les plus célèbres : Alain Jean-Marie avec Billy Hart puis en duo avec Michel Graillier à deux pianos, Hank Jones retrouvant Kenny Clarke, John Scofield en duo avec Steve Swallow, Eddy Louiss en solo, Steve Lacy sur Monk, le duo Richard Beirach-Dave Liebman, Glenn Ferris, Nicholas Payton, le Caratini Jazz Ensemble, Kenny Werner, Geoff Keezer …

©photo Radio France-Roger Picard & X. (D.R.)