À propos de l’arrivée des orchestres militaires noirs américains en France en 1918
Centenaire de l’arrivée des orchestres noirs américains
Durant l’année 2018 (et peut-être 2019…) quelques médias célébreront l’arrivée des troupes américaines en France. L’approche militaire, extrêmement importante et complexe, ainsi que la contribution des troupes blanches seront laissées aux revues spécialisées.
Pour le grand public il faudra trouver une bonne « accroche » journalistique, par exemple : « Les Hellfighters débarquent à Brest le 1er janvier 1918 avec le jazz ». Et chacun de recopier les quelques livres sur le sujet et les articles sur internet pour aboutir à une série de contributions qui, toutes, raconteront la même histoire à propos de « Jim Europe le Roi du Jazz », et s’intéresseront à d’autres problématiques que celle de la musique.
L’arrivée des troupes américaines, et notamment des régiments composés de soldats noirs, devrait être considérée dans une perspective plus large, et notamment concernant la musique, motif principal de notre intérêt. En effet, de janvier à juillet 1918, 11 régiments combattants et 14 régiments de pionniers (non combattants) sont arrivés dans les ports français (Dunkerque, Le Havre, Brest, Saint-Nazaire, La Rochelle, Bordeaux, Marseille…). Ces 25 régiments avaient presque tous un orchestre, et ceux qui n’en avaient pas en ont constitué un durant leur séjour en France. Au fil des mois, la taille de ces orchestres va osciller de 35 à presque une centaine de musiciens (1).
On considère que plus d’un millier de musiciens noirs ont joué en France durant 1918 et 1919 dans ces orchestres militaires. Ceux-ci jouaient à peu près tous le même répertoire, qui comprenait de la musique classique européenne, de la musique « légère » américaine, de la musique militaire, des compositions de ragtime, quelques morceaux que l’Original Dixieland Jazz Band avaient enregistrés en février 1917 à New York, et de la musique du Sud des Etats-Unis (spirituals et plantation melodies).
Ce qui constituait l’originalité de l’orchestre du 15e régiment de la Garde nationale de New York, est que James Reese Europe mettait un point d’honneur à interpréter ses propres compositions ainsi que celles de ses amis compositeurs (W.C. Handy, Willliam Tyers, Eugene Mikell, Ford Dabney, Will Marion Cook, Tim Brymn, Shelton Brooks, Chris Smith…). Sa motivation musicale était la même que sa motivation militaire : il s’était engagé pour « dignifier sa Race » (“to dignify our Race”) et il voulait jouer de la musique de compositeurs Noirs.
Cette formation joue donc la Marseillaise et probablement un hymne américain et quelques airs du Sud sur le port de Brest le 1er janvier 1918, avant de monter dans un train qui la mène directement à Nantes le soir même. Après quelques jours de travail manuel fastidieux les 53 musiciens (dont la liste est révélée dans Commémoration de l’arrivée des orchestres militaires noirs américains en France durant la Première Guerre mondiale (2) ) donnent un concert le 12 février au Théâtre Graslin de Nantes dont le programme a été miraculeusement conservé par un journaliste anonyme dans un article publié par l’Ouest-Eclair du 11 février 1918, qui précise que Jim Europe est un compositeur de rag-time : Le Régiment de Sambre et Meuse ; Stars and Stripes ; Indian Chant ; Negromance (Jim Europe) ; Songs Of The South ; Plantations Echoes ; Songs (Noble Sissle) ; Echoes Of Old Broadway (Jerome Kern) ; Clef Club March (Jim Europe) ; American Expeditionary (Eugene F. Mikell, le chef d’orchestre adjoint) ; Morning Noon And Night (ouverture de Franz Von Suppé) ; Negro Oddities (quintette) ; Old Kentucky Home (solo par le cornettiste virtuose, le Sergent africain-canadien Frank DeBroit) ; Santa Lucia (Giuseppe Verdi) ; Jeanne d’Arc (Eugene F. Mikell) ; puis un solo par les deux batteurs ; la Marseillaise, et enfin The Star Spangled Banner … Il serait hasardeux de qualifier ce programme de « jazz ».
Jim Europe va conserver la même structure pour tous ses concerts : début et fin avec les hymnes nationaux, solo de caisses claires jouées à l’unisson par les deux jeunes batteurs/siffleurs Herbert et Steven Wright en avant-dernier morceau. Au cours de son séjour en France Jim Europe va faire progresser son orchestre et enrichir le répertoire par de nouvelles compositions personnelles. Il va également écrire des arrangements originaux à partir de partitions récentes, comme celles publiées par Will Rossiter.
Ce qui a enthousiasmé les gens qui ont entendu ces orchestres militaires, et notamment le chef de la Garde républicaine en août 1918 lors du concert du 369e aux Tuileries, c’est le traitement rythmique, l’abondance de « syncopations », les inflexions stylistiques, les growls et glissandi, etc., qui étaient appliqués à tous les morceaux, y compris les marches militaires, sauf les « classics », c’est-à-dire la musique classique européenne, essentiellement française, italienne et allemande. Les orchestres des régiments blancs ne jouaient d’ailleurs pas de manière si différente, ainsi que le révèle l’écoute des enregistrements du 158e régiment d’infanterie réalisés pour Pathé à Paris début octobre 1918. Il est d’ailleurs intéressant de comparer leur Darktown Strutters’ Ball avec l’enregistrement du même morceau par l’orchestre de Jim Europe en mars 1919 et celui de l’Original Dixieland Jazz Band de 1917. Peut-être syncopaient-ils moins, ou différemment… mais les enregistrements manquent pour qu’on puisse porter un jugement définitif.
Importance historique de Jim Europe
L’histoire retiendra surtout de cette aventure musicale la présence du régiment du 15e régiment de la Garde de New York, devenu le 369e régiment d’infanterie américain après son passage sous commandement de la IVe armée française du général Gouraud en mars 1918.
Cette renommée est méritée, pour plusieurs raisons, qui tiennent tout d’abord aux conditions dans lesquelles ce régiment a été créé. Dès 1916, William Hayward, un avocat du Nebraska, a cherché à organiser un régiment de volontaires noirs pour aller combattre en France aux côtés des Alliés. Devenu colonel de ce régiment en construction, il a eu la chance d’être rejoint dès 1916 par Jim Europe et Noble Sissle, deux musiciens de grand talent. Son ambition était double : constituer un orchestre aussi bon que celui du 8e Illinois de Chicago, et couvrir de gloire son régiment en France. Avec la contribution financière de l’homme d’affaires Daniel Reid et celle de la grande vedette Bert Williams, Jim Europe, qui préférait la musique symphonique à celle des fanfares militaires, a pu constituer au fil des mois un orchestre, notamment en allant chercher à San Juan, en mai 1917, 17 musiciens portoricains hispanophones, des clarinettistes et saxophonistes (soprano, alto, ténor et baryton), mais aussi un tromboniste, des joueurs de basson, de mellophone, d’hélicon, de tuba, de marimbaphone, d’euphonium, qui vont s’enrôler dans le régiment et dont la plupart vont rester avec Jim Europe jusqu’à sa mort.
(1917 Bert Williams et Jim Hayward)
Le colonel Hayward et ses officiers blancs supérieurs, mais aussi Europe, Sissle et les officiers noirs subalternes, tous volontaires, partagent un même but : la défense de la démocratie, mais les Afro-Américains ont en plus l’espoir que leur engagement sera bénéfique à leur situation après la guerre. Nous savons depuis que cet espoir a été déçu.
Autre raison de cette renommée : les 2000 hommes du 15e régiment sont les premiers combattants Noirs à arriver à Brest. C’est la conséquence d’événements racistes intervenus durant leur séjour dans le Sud des Etats-Unis qui a précipité leur envoi en France. Ils seront aussi les premiers à retourner à Hoboken fin janvier 1919… le même jour que le 370e régiment. Ces deux régiments défileront d’ailleurs le 17 février 1919, l’un à New York, l’autre à Chicago, mais ce dernier défilé n’aura pas le même retentissement. Les autres régiments étaleront leurs retours jusqu’à l’automne 1919. C’est particulièrement vrai pour les régiments de pionniers noirs qui participèrent à des travaux divers de réfection des routes, chemin de fer, ports, et eurent à exhumer les restes des soldats et à construire six grands cimetières dans la région où avaient eu lieu les combats.
Une autre raison tient au parcours personnel de Jim Europe, musicien, compositeur, chef d’orchestre charismatique et entreprenant qui dès 1909 a su organiser les musiciens noirs à New York dans l’équivalent d’un syndicat, le Clef Club. Il a ainsi assuré du travail à des centaines de musiciens auprès de la bourgeoisie blanche et a fait connaître les compositeurs noirs au public newyorkais, notamment lors des concerts qu’il a organisés à Carnegie Hall. Il a été l’un des premiers à s’engager et a aussi commandé de mars à juin 1918 une compagnie de mitrailleurs sur le front (3). Il y a eu d’autres Noirs qui ont tenu ce poste, mais aucun n’était musicien. Jim Europe a été le premier décoré de la Croix de guerre française, et le 369e va être le premier régiment des troupes alliées à atteindre le Rhin.
Autre raison, cette fois collective : le 369e régiment a combattu 191 jours, notamment à Séchault lors de l’offensive alliée de septembre 1918, et plusieurs de ses membres ont reçu la Croix de guerre et la Distinguished Service Cross. Le régiment, qui a perdu environ 700 hommes, a reçu la Croix de guerre des mains de Gouraud le 13 décembre 1918 (4).
Pour les amateurs de musique américaine, c’est bien le travail musical de Jim Europe, et notamment les enregistrements de ses Hellfighters en 1919 qui retiennent l’attention. Ses compositions, notamment celles qu’il a écrites pour Irene et Vernon Castle en 1914 marquent un effort créatif qui reste influencé par la musique européenne légère de la fin du 19e siècle, un style qu’il partage avec ses collègues, notamment Will Vodery et Tim Brymn, qui eux aussi se sont engagés pour aller en France où ils ont commandé des orchestres de valeur comparable à celui de Jim Europe. Les qualités d’arrangeur tant pour orchestre civil que pour orchestre militaire de Jim Europe n’ont pas été vraiment étudiées.
Enfin, une autre raison de la renommée du 369e régiment tient dans les conditions de son retour à New York. Le défilé de la Victoire du 17 février 1919 sur la Ve Avenue devant un énorme public mixte, puis dans Harlem, devant une population noire qui rompt les cordons de police pour les acclamer, a eu un retentissement majeur, y compris en Europe, et leur a permis de passer à la postérité.
Les tournées de 1919
Après la démobilisation, trois chefs d’orchestre ayant servi en France vont entamer des tournées dans le Nord des Etats-Unis. Pour cela, George Dulf, chef de l’orchestre du 370e régiment, Tim Brymn, qui dirigea celui du 350e régiment et bien entendu Jim Europe vont constituer des formations plus larges que celles qu’ils dirigeaient en France. Fin février 1919, le 369e va ainsi devenir les 65 Hellfighters, le 350e et le 370e vont devenir les Black Devils. Le 814e régiment de pionniers va rester lui aussi dans la petite histoire sous le nom de Black Devils, le 371e comme les Black Tigers, le 365e comme les Black Hawks.
Will Vodery ne partira pas en tournée. Il se consacrera jusqu’à sa mort en 1946 à la composition, à l’arrangement (c’est lui qui arrangera la Rhapsodie in Blue de George Gershwin), et à la direction d’orchestres qui alimenteront les scènes de Broadway et d’autres villes du Nord est des Etats-Unis.
Tim Brymn, quant à lui, va vite arrêter la tournée de ses 70 Black Devils pour se fixer à l’Hôtel Shelburne de Coney Island, où il engagera même les Néo-Orléanais Freddie Keppard et Sidney Bechet juste avant que ce dernier parte pour l’Angleterre avec Will Marion Cook. Brymn enregistra en 1921 une douzaine de faces fort intéressantes, qui montrent comment la musique a évolué entre 1919 et 1921 vers ce qui allait rapidement devenir la musique de jazz. La cantatrice Ernestine Schumann-Heink - marraine de la formation de Tim Brymn - qualifiera précisément le style de cet orchestre : « This is not a jazz band or a military band but a military symphony »(5). L’auteur de l’article ajoute que la qualification de « symphonique » était vouée à rester dans l’ombre dans la mesure où la « majorité syncopante » appréciait maintenant plus la part « jazzique ».
C’est Tim Brymn qui va le premier s’intéresser aux rythmes cubains et argentins, dès 1901, dans un mouvement parrallèle à ce qui se passe à La Nouvelle-Orléans à la même période.
Pour sa part, George Dulf va dans un premier temps collaborer avec Will Marion Cook (qui n’a pas été mobilisé) pour constituer le New York Syncopated Orchestra, avec notamment des musiciens qui ont servi en France. Au départ de Will Marion Cook pour l’Angleterre avec les 36 musiciens du Southern Syncopated Orchestra, Dulf organise une formation d’une trentaine de musiciens, l’American Syncopated Orchestra, qui va tourner jusqu’au printemps de 1921 dans le Nord.
(1919 American Synco Or Dulf)
Jim Europe réorganise lui aussi un orchestre, dans lequel continuent de jouer certains des Portoricains, dont le clarinettiste Elige Rios, le baryton Rafael Hernandez, mais aussi le tromboniste Herb Flemming ainsi que des nouveaux venus comme le violoniste Felix Weir, le pianiste Al Johns, ou le violoncelliste Leonard Jester, et très probablement Frank DeBroit le musicien phare des Hellfighters.
Pour vendre les disques enregistrés en mars et mai par le Lieut. Jim Europe’s 369th U.S. Infantry band, la firme Pathé va, dès le mois de mai 1919, qualifier Jim Europe de King of Jazz dans ses publicités, et l’entreprise de spectacles qui a organisé la tournée des Hellfighters va reprendre cette qualification.
Or, il est très intéressant de noter que lors du séjour d’une semaine de l’orchestre à Chicago, Jim Europe va se rendre au Royal Gardens. À la fin de la soirée il va féliciter les musiciens, très probablement ceux de l’orchestre régulier du lieu, celui de King Oliver (le vrai roi du jazz de l’époque) : « Men, I have enjoyed your wonderful playing more than words can express. Beyond all others, it is the best I have ever heard, your work is unique and is played with startling precision, as well as with great musical taste.(6) » Noble Sissle entend Sidney Bechet au Charlie Let’s Cafe, sur State Street. Il est fort probable que Europe et Sissle étaient ensemble lors de ces deux rencontres.
Jim Europe connaissait les enregistrements des Néo-Orléanais de l’O.D.J.B. Il avait d’ailleurs arrangé et enregistré leur Clarinet Marmalade. On peut se demander ce que la rencontre avec les Néo-Orléanais montés à Chicago aurait donné si Jim Europe n’avait été frappé quelques jours plus tard, lors d’un concert à Boston, d’un coup de couteau qui s’avèrera fatal par l’un de ses batteurs, Herbert Wright.
Une recherche dans la presse américains indique que le mot jazz n’est que très peu mentionné entre sa première mention en 1911 et 1916. Par contre, à partir de 1917 et surtout 1919 le mot apparaît des milliers de fois. Tous les orchestres étaient devenus subitement jazz.
Quelques photographies de petits ensembles dont la batterie porte le nom de jazz band indiquent que des musiciens jouaient une musique non écrite. Comme par exemple les neuf musiciens noirs du Receiving Station Jazz Band, un petit ensemble issu d’un régiment de pionniers (peut-être le 811e) qui se trouvait à Marseille en novembre 1918 pour décharger les bateaux et charger les trains en partance pour le front..
Ceci indique que des musiciens pouvaient se réunir hors des fanfares militaires pour jouer une musique différente, dont on peut se faire idée en écoutant la douzaine de faces que le Scrap Iron Jazz Band a enregistrées à Paris en décembre 1918 puis sous le nom de Scrap Iron Jazzerinos en juin 1919, toujours à Paris. La musique de ces sept musiciens blancs (qui portent l’uniforme) ressemble à celle que jouaient les Mitchell Jazz Kings à la même époque, et reste marquée par le ragtime. Il est fort probable que le Receiving Station Jazz Band, qui comptait une batterie, un trombone, deux cornets, une clarinette, un violon (qui était apparemment le chef), un banjo, une guitare et une contrebasse jouait dans un style assez proche.
Invité en Angleterre, Jim Europe avait formé le projet de s’y rendre avec un orchestre de type symphonique d’une centaine de musiciens. Après sa mort c’est Will Marion Cook, qui va se rendre en Angleterre. Voici comment Arthur Briggs, ancien réserviste du 15e régiment de la Garde nationale de New York, et trompettiste du Southern Syncopated Orchestra, définit leur musique : « We played the classics – Brahms, Grieg and so on – and also a few of Cook’s own compositions. Also, we played what we called ‘Plantation Melodies’. We didn’t play jazz, we played ragtime – numbers like Russian Rag (que Jim Europe a enregistré en 1919). The majority of the music was written down and arranged by Will Marion Cook, and he would write little smears (inflexions) and glissandi into the arrangements to give them the Negro feeling. The truth is that the only improvising that was done was by Sidney Bechet, although we had a good fiddle player by the name of Shrimp Jones (7), and he improvised too – rather like Eddie South later (8). »
La description correspond à ce que jouaient les orchestres militaires noirs. Tout est dit, 18 mois après l’arrivée du 15e régiment à Brest, par un musicien qui sait exactement de quoi il parle, et qui deviendra un jazzman au cours des années 20.
À Londres, Ernest Ansermet repère (dans La Revue Romande, Oct. 1919) l’émergence du blues dans le jeu de clarinette de Sidney Bechet dans le S.S.O. Malheureusement, ni Bechet ni l’Original Dixieland Jazz Band (qui viendra à Londres en 1919 lui aussi) ne viendront à Paris en 1919.
Le répertoire
La lecture des articles de journaux de 1919 donne une idée partielle du répertoire de l’orchestre du 369e régiment, qui comprenait des hymnes nationaux et des marches militaires : Star Spangled Banner, Stars and Stripes, Semper Fidelis (Sousa), Sambre et Meuse, La Marseillaise… ; de la musique « populaire » (Jerome Kern, Irving Berlin, Alexander’s ragtime band, Goodbye Broadway, Hello France)… ; de la musique classique européenne, compositions à la mode de l’époque comme celles de Karl von Suppé, Giuseppe Verdi, Procida Bucalossi (musicien anglais mort en 1918, notamment son Hunting Scene) ; Il Kuarany, une ouverture de Gomez ; The Mill on the Cliff, de Carl Gottlieb Reissiger ; une suite de John Philip Sousa ; Plantation Echoes, de Theodore Moses Tobani ; Los Banderillos, de Sabata… et probablement des marches de Wagner et des sélections d’opéra italiens qui étaient très jouées à cette époque.
Bien entendu, n’ayant pas de cordes dans son orchestre militaire, Jim Europe a été contraint d’écrire des arrangements originaux sur ces morceaux, dont nous n’avons malheureusement aucune trace. L’orchestre interprétait aussi des « plantation melodies » (Dixie ; My Old Kentucky Home ; Swanee River…) et des spirituals datant de la guerre civile (1861/1865).
Ce répertoire de « heavy music » et de musique légère était également joué par les autres orchestres militaires noirs… mais aussi par les orchestres blancs. L’instrumentation était la même dans toutes les formations militaires, avec souvent des instruments qui ne jouaient pas lors des défilés, comme les bassons, des hautbois, violons, violoncelles, triangle, marimbaphone, etc., mais étaient utilisés pour les concerts assis.
Seuls trois musiciens du 369e régiment deviendront des jazzmen : Herb Flemming (chez Sam Wooding en 1925), Rafael Duchesne (avec Noble Sissle en 1930), et le tromboniste Ward Andrews. Noble Sissle deviendra chef d’orchestre et chanteur et reviendra très vite en Europe, notamment en 1928 avec dans son orchestre Sidney Bechet (9).
Dans l’orchestre du 807e, Will Vodery disposait de plusieurs musiciens qui devinrent plus tard des jazzmen (Elmer Chambers, les frères Luke et Russell Smith, Willie « the Lion » Smith, Sam Wooding, Samuel Richardson, Addington Major qui participa au premier disque de blues avec Mamie Smith en février 1920, etc.) et feront partie des orchestres de Fletcher Henderson, Duke Elington, King Oliver, Sam Wooding, etc., au cours des années 20.
Le mot jazz
De nos jours le mot jazz est pris comme terme générique, comme substitut de musique américaine syncopée, mais le terme est impropre à désigner la musique jouée à cette époque par ces orchestres, que nous qualifierons de proto-jazz (terme emprunté au professeur Larry Gushee) ou de ragtime instrumental, ainsi que Jim Europe et Noble Sissle la qualifiaient eux-mêmes. De même qu’il est impropre à qualifier la musique contemporaine jouée par les musiciens noirs notamment, dont certains réfutent le terme même de jazz.
Si l’on qualifie de « jazz » la musique des orchestres militaires noirs américains de 1918, comment peut-on qualifier la musique enregistrée entre 1923 et 1925 par Clarence Williams, Sidney Bechet, King Oliver et Louis Armstrong ? Au cours des années 30, Hugues Panassié et les critiques américains ont résolu le dilemme en utilisant le qualificatif de « hot jazz ».
En 1917-1918 le jazz débutant venait d’arriver à New York, en provenance de La Nouvelle-Orléans, avec l’Original Dixieland Jazz Band, et le premier Roi de cette musique, Joe Oliver, jouait à Chicago en compagnie d’autres musiciens de La Nouvelle-Orléans (Jimmie Noone, Eddie Vincent, Paul Barbarin, Bill Johnson…). Lorsque Jelly Roll Morton est venu à New York en 1912, il n’a obtenu aucun succès. Ses collègues pianistes étaient en train d’évoluer du piano ragtime vers le stride et n’ont pas pris le jeune Néo-Orléanais au sérieux.
L’insistance à considérer que le jazz serait arrivé avec le seul Jim Europe en 1918 a pour conséquence de passer sous silence l’apport décisif des musiciens néo-orléanais, mais aussi à évacuer celui des musiciens qui sont arrivés en Europe avant Jim Europe.
Le fait que Jim Europe ait dû aller chercher des musiciens à Portorico indique bien qu’il n’y avait pas le "vivier" nécessaire à cette époque, et encore moins de musiciens capables de jouer du jazz.
Après la guerre
Les collègues de Jim Europe, comme Will Marion Cook, participeront au développement de la musique noire aux Etats-Unis, notamment celle de ce que nous appelons en France le music hall, mais ne deviendront pas des jazzmen de la classe des musiciens qui allaient populariser cette musique à partir de 1925, grâce à l’enregistrement électrique.
Des musiciens qui n’avaient pas été mobilisés avaient amené la nouvelle musique syncopée en Europe avant la première guerre mondiale, sans le label « jazz ». C’est le cas des collègues de Jim Europe, comme Frank Withers, Dan Kildare et Louis Mitchell, représentatifs du passage du ragtime au jazz au cours de la période 1915-1925. Les rejoindront à Paris et Londres des musiciens qui ont fait la campagne de France : « Sammy Richardson, Ralph Shrimp Jones, Opal Cooper, Elliott Carpenter, Tom Fletcher and a whole gang of others sailed for France last Saturday » (10). Ils vont former les Red Devils, l’International Five puis Six, avec Palmer Jones, Creighton Thompson, Nelson Kincaid, Vance Lowry, en 1921 Benny Peyton, Joe Boyd, Buddie Gilmore Bobby Jones, etc.. Ce sont eux qui animeront les clubs et théâtres de Montmartre, Montparnasse et les casinos de province jusqu’en 1939. (Cf. Big Boy Goudie (11), qui arrive en 1924 sur les conseils de son frère qui avait été soldat en France.)
Les rejoindront également au fil du temps de façon continue des orchestres de toutes sortes, noirs ou blancs, par exemple celui de Frank Guarente en 1923-24, qui joua jusqu’à la fin des années 20 une musique sautillante tendant vers le jazz.
Des orchestres, dont beaucoup se baptisent Jazz (le mot est souvent utilisé comme synonyme d’orchestre avec tambours), ont existé en France dès 1919. Le trompettiste Julien Porret joue des « variétés dansantes » en 1923. En 1922 Fred Melé joue au Casino Paris en s’inspirant des Jazz Kings de Louis Mitchell. Edouard Marguliès, actif de 1919 à 1932, déclara plus tard, avec une sympathique auto-ironie : « Et on appelait ça du jazz ! » pour bien montrer la différence entre ce qu’il jouait et le jazz (12). Les premiers orchestres de jazz n‘apparaîtront en effet en France que vers 1925, en province comme à Paris. En 1921, Léon Vauchant joue dans un orchestre de tango, mais comprenant très vite l’importance de la nouvelle musique, il va apprendre le trombone et le saxophone en 1924.
Josephine Baker arrive au Havre en septembre 1925 avec un véritable orchestre de jazz cette fois, comprenant des musiciens qui swinguent et improvisent tout à la fois : Sidney Bechet, le pianiste Claude Hopkins, le trompette Henry Goodwin…
Dès 1920 le poète belge Robert Goffin repère la nouvelle musique. Hugues Panassié ne sera initié au jazz véritable qu’en 1927 par le grand trompette français Philippe Brun, puis par Mezz Mezzrow en 1929. Cette année-là il a la révélation du jazz lorsqu’il entend l’orchestre de Sam Wooding à l’Embassy et surtout le grand Tommy Ladnier jouer dans une petite formation (13). Cela conduira à la création de La Revue du Jazz et à celle du Hot Club de France au début des années 30.
Quel impact ?
Une question m’a été souvent posée ces derniers mois, lors de mes conférences-débats ou par les médias : quel a été l’impact de la présence des orchestres militaires noirs américains sur le développement de la musique en Europe ? Une recherche dans les moteurs de recherche de la presse française indique une absence de ces orchestres après leur départ. ... Comme s’ils n’avaient pas existé.
La musique de ragtime avait été jouée lors de l’Exposition Universelle de Paris par le grand orchestre de John Philip Sousa, mais n’avait été entendue que par quelques musiciens classiques, comme Debussy. Mais s’ils ont frappé l’imagination des publics français, il semble que les orchestres militaires américains n’ont pas eu d’impact sur le développement du jazz en France. Ce sont plutôt les petites formations comme les Mitchell Jazz Kings ou les Versatile Five et Six qui ont rempli cet office. Jouant tous les jours dès 1917 dans les cabarets et théâtres parisiens, et progressivement dans les lieux de villégiatures de province huppés, ils ont été très vite repérés par des écrivains qui étaient trop jeunes pendant la guerre pour avoir pu entendre les orchestres militaires (qui semblent avoir peu joué à Paris, d’ailleurs).
En terme d’analyse sociale, de classe dirions-nous aujourd’hui, autant les orchestres militaires noirs ont pu toucher un public rural ou urbain en grande difficulté matérielle en 1918, autant les petites formations des années 20 ont été écoutées par un public français et international aisé. Les ouvriers et employés parisiens ou banlieusards n’avaient pas les moyens de commander une bouteille de champagne au Grand Duc, chez Zelli, chez Florence, aux Ambassadeurs, aux casinos de Deauville, Biarritz, Nice, Aix-les-Bains, etc. Ils dansaient au bal musette. Le jazz ne touchera les couches populaires que lorsque Sidney Bechet (encore lui ! et ce n’est pas un hasard) enregistrera en France avec des orchestres français et que les juke-boxes rendront accessibles leurs 45 tours dans les années 1950.
Dan Vernhettes, février 2018
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Notes :
1 Le Lieutenant Arthur Hoffman, du 142e régiment d’infanterie, réunira même les orchestres de plusieurs régiments (blancs) afin de constituer une formation de 200 musiciens et 80 buglers (clairons) pour la 36e division.
2 Dan Vernhettes, www.jazzedit.org
3 On ne sait pas trop pouquoi Jim Europe a passé six mois sur le front, laissant la direction de son orchestre à Eugene F. Mikell, son adjoint. Etait-ce sa volonté ? Après avoir été gazé en juin, il a rejoint l’orchestre en juillet.
4 Mais il ne faut pas oublier que les régiments qui ont combattu, américains blancs ou noirs, français et « indigènes », anglais, serbes, etc., ont subi à peu près les mêmes pertes.
5 Philadelphia Inquirer du 20 mars 1919.
6 Chicago Defender du 10 mai 1919, p. 9.
7 « Shrimp » Jones jouera à Paris dans les années 20.
8 Chris Goddard, Jazz Away From Home, page 32. Paddington Press, 1979.
9 Noble Sissle a été transféré du 369e au 370e régiment en septembre 1918. Cette mutation peut être considérée comme un honneur ou comme le résultat du remplacement des officiers noirs par des officiers blancs. On ignore s’il a épaulé George Dulf dans l’orchestre de son nouveau régiment.
10 Chicago Defender du 31 janvier 1920.
11 Big Boy, Vie et musique de Frank Goudie, par Dan Vernhettes, Christine Goudie et Tony Baldwin. Jazzedit, 2016.
12 Jacques Helian, Les grands orchestres de music hall en France, page 35. Editions Filipacchi, 1984.
13 Traveling Blues, par Bo Lindström et Dan Vernhettes. Jazzedit, 2009.